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QUESTIONS AUX BLEUS

Les Bleus viennent de proposer leur manifeste. Ils désirent ainsi « susciter un débat avec ceux qui ne partagent pas (leurs vérités et valeurs) ». Dont acte. Ce manifeste me pose, en effet, beaucoup de questions. Il contient de nombreuses imprécisions. Sa lecture donne à penser qu'il recèle des non-dits. Il manifeste nombre de contradictions.

Les contradictions internes

- p 4 : Les bleus entendent rester dans l'EERV et jouer le jeu du pluralisme. Est-il possible de respecter la pluralité des tendances en Eglise et simultanément de défendre les valeurs et vérités « évangéliques » telles qu'exposées dans ce manifeste? Ces « valeurs et vérités » ne sont-elles pas bien souvent exclusives d'autres ?

- p.6 : en faisant référence à deux confessions de foi, les bleus estiment qu'un Eglise se doit d'être « confessante ». Comment peuvent-ils appartenir à l'EERV (p.4) qui se veut multitudiniste et ne se réfère officiellement à quelque confession de foi que ce soit, mais se contente de Principes constitutifs ?

- p.8 : en refusant de considérer l'Eglise comme « une entreprise ou une administration comme une autre » et en en faisant une communion fraternelle inspirée par la Bible, les bleus ne développent-ils pas une conception enthousiaste de l'Eglise ? L'Eglise n'est-elle pas aussi « une administration comme un autre » ? L'Eglise doit-elle vivre hors sol et hors monde pour être Eglise ? Si tel était le cas, ne serait-ce pas contradictoire avec ce qui est affirmé p.20 !

- p.10 : en déclarant que « l'Eglise est d'abord un lieu de célébration communautaire de la beauté de Dieu et de ses oeuvres » (p.10) les bleus n'entrent-ils pas en contradiction avec leur attachement à l'EERV qui, au point 3 de ses principes constitutifs, se définit fondamentalement avec les Eglises de la Réforme comme « rassemblée autour du Christ par la proclamation de la Parole et la célébration des sacrements » ? Et pourquoi la proclamation de la parole n'apparaît-elle qu'à propos du « témoignage » ? Serait-ce que les convertis qui célèbrent la beauté de Dieu et de ses oeuvres n'ont plus besoin d'entendre la proclamation de la parole de Dieu ? Serait-ce à dire que les « célébrants » ne sont plus des pécheurs qui ont – comme ceux qui ne « liturgient pas » – besoin de s'entendre dire qu'ils sont pardonnés ?
 

- p. 12 : les bleus affichent leur soutien à la HET-Pro et refusent, en accord avec les principes de cette future institution, une lecture critique des Ecritures au nom de l'identification de celles-ci avec la parole de Dieu (p.15 et 22). Comment peuvent-ils dès lors plaider pour le maintien d'une double filière de formation – sinon parce qu'ils n'osent pas (encore) contester l'enseignement universitaire - ?

- p.12 : la formation doit se faire dans une dynamique visionnaire et de croissance. Ce terme de croissance revient constamment. C'est l'objectif premier que les bleus donnent à l'Eglise. Il s'agit d'une cause finale à laquelle tout soumettre. Si tout est soumis à l'impératif de croissance, la fin justifie-t-elle les moyens ? Par ailleurs, plus particulièrement à propos de la formation, mais partout ailleurs dans la vie de l'Eglise, la tâche première n'est-elle pas de rechercher et de transmettre la vérité ? La croissance ne révèle-t-elle pas une quête de domination plutôt que de service de la vérité ? Est-elle compatible avec la théologie de la croix ? N'est-ce pas Dieu qui fait croître alors que nous ne sommes capables que de planter et d'arroser (I Cor 3,6s.)?

- p.13 : les bleus résistent fermement à toute limitation de l'action de la grâce de Dieu par eux-mêmes ou par d'autres et p.19, ils rejettent tout discours qui ferait croire que le salut (dans l'au-delà) est assuré à tous indépendamment de notre réponse personnelle à la grâce souveraine de Dieu. Peuvent-ils ainsi limiter la liberté de Dieu de faire grâce à qui il le veut?

- p.15 : s'il faut croire pour comprendre et si la lecture historico-critique n'est pas acceptable, comment reconnaître quelque légitimité que ce soit aux études académiques (p.10) ?

- p.15 : comment, en faisant dépendre la compréhension des Ecritures de la foi, les bleus peuvent-ils envisager de dialoguer avec ceux qui ne croient pas comme eux à la révélation ? Même page, la lecture historico-critique est disqualifiée puisqu'une autre lecture est « nécessaire ». Le pluralisme des bleus n'est-il que poudre aux yeux ?

- p.16 : les bleus affirment vouloir que leur lecture de la Bible  soit fidèle à ce qui est sain(t) dans la tradition. Ils affirment par ailleurs vouloir appartenir à l'EERV laquelle, dans ses principes constitutifs, affirme le principe de la sola scriptura (« Avec les Eglises de la Réforme, elle affirme que la Bible doit toujours être interprétée et soumet cette interprétation à la Bible elle-même. » 2e principe)

- p.20 : à propos de la société « de plus en plus sécularisée » : la sécularisation n'est-elle pas une conséquence nécessaire de la foi chrétienne telle que définie par les bleus ? Dès lors que « tout est permis » comme le dit l'apôtre Paul – même si tout n'est pas utile et si tout n'édifie pas -, n'y a-t-il pas un espace pour l'exercice séculier de la raison ? Autrement dit : si le bon usage et la libération de notre raison relève de notre compréhension de nous-mêmes, donc de notre foi, n'existe-t-il pas un espace pour l'exercice de la raison libérée ?

- p.21 : la tonalité de cette page sur l'espérance ne dévalorise-t-elle pas de fait la vie présente au profit de la vie future ? Comme ailleurs dans ce manifeste, le salut est ici essentiellement défini comme survie béatifique dans l'au-delà. Les bleus sont-ils encore dans le monde, même s'ils ont raison de ne pas être du monde ?

- p.21 qu'entendre par « justice réparatrice » ? Est-ce à dire que le principe de rétribution n'est pas mort et que donc tout n'est pas grâce (contrairement à ce qui affirmé p.11)?

Des non-dits ?

- p.6 : Les bleus se réfèrent à deux confessions de foi. En lisant le manifeste, on a cependant l'impression qu'ils devraient pour le moins ajouter une confession comme celle de la FREE avec laquelle ils sont en parfait accord. Est-ce une décision tactique que de ne pas dire cet accord ou y a-t-il des raisons de fond de ne pas souscrire à la confession de foi de la FREE (cf. lafree.ch/qui-sommes-nous/confession-de-foi) ? Par ailleurs, dès lors qu'on entre en matière à propos des confessions de foi, peut-on se contenter de dire que l'on « s'inscrit dans la lignée des grandes confessions de foi telles que... » (p.17) sans se prononcer sur leurs divergences ?

- p.9 : en faisant de l'Eglise une communion de communions et de la paroisse une communauté de communautés, n'a-t-on pas affaire à un congrégationalisme caché ? Sommes-nous encore en contexte presbytéro-synodal ? En reconnaissant les « cellules » comme communautés de base, on ajoute, en effet, un échelon dans une structure ecclésiastique qui en compte déjà trop (paroisse, région, canton). N'est-ce pas pour saper les structures supérieures et rendre leur autonomie à la base ?


- p.13 : l'unique fondement, Jésus-Christ. Pourquoi ne pas clairement dire que les bleus rejettent le dialogue interreligieux et, s'ils ne le refusent pas, pourquoi ne pas clarifier le rapport aux autres religions pourtant si prégnant aujourd'hui ?

- p.18 : tout ce qui est dit à propos du couple, de la famille et du célibat ne vise-t-il pas à condamner l'homosexualité et les prises de positions des Eglises à ce propos ? Or, devant Dieu et en Jésus-Christ, suis-je d'abord mâle ou femelle ou bien être humain (cf. Galates 3,28) ? Si la position des bleus devenait souveraine, quel sort serait-il réservé aux homosexuels ? Devraient-ils être exorcisés (cf. p.11) ?

- p.20 : des relations ni dialectiques ni dialogales entre l'Eglise et l'Etat, mais une simple juxtaposition n'est-ce pas signe que l'on est nostalgique du régime de chrétienté ?

- Dans l'ensemble de ce texte, pourquoi ne précise-t-on pas la position des bleus à propos de thématiques pourtant habituellement chères aux « évangéliques », comme le baptême des enfants, la nécessité d'une nouvelle naissance, la mort expiatrice de Jésus, Oui à la vie, les miracles, etc. ? Est-ce parce que les bleus ne sont pas tous d'accord à ce propos ? Est-ce tactique (pour ne pas effrayer de potentiels adhérents ou compagnons de route) ? Est-ce une manière de quand même se démarquer des Assemblées évangéliques ?

De quelques imprécisions qui méritent éclaircissement

- p.4 : Comment s'articulent l'intention de « mettre en lien ceux qui partagent (les) vérités et valeurs (" évangéliques ") » ainsi que de « favoriser de nouvelles relations de confiance » et celle de « susciter un débat avec ceux qui ne les partagent pas » ? Le débat comme la confiance appellent le dialogue, quant au lien interne, ne vise-t-il pas à se serrer les coudes pour entrer dans le jeu du pouvoir ? Les bleus veulent-ils fondamentalement dialoguer ou prendre un jour le pouvoir ?

- p.15 : par les textes de la Bible « le Dieu Vivant a parlé et nous parle encore ». Est-ce à dire que les Ecritures et la Parole de Dieu s'identifient - à quelques insurmontables difficultés près –. Ou faut-il entendre, de manière très générale, Dieu nous parler au travers de la Bible pourvu qu'on en fasse une lecture priante, aimante et respectueuse de la complexité des Ecritures ?

- p.15 encore : une lecture anthropocentrique de la Bible  est-elle une lecture existentiale, c'est-à-dire une lecture qui vise à répondre aux questions existentielles que tout homme se pose ?

- p.15 toujours : que signifie « minimiser la puissance de Dieu » dans sa lecture de la Bible ? Est-ce que tout ce qui n'est pas explicable dans la Bible (par exemple arrêter le soleil et la lune dans leur course) relève de la puissance de Dieu ? Est-ce dire que tout ce qui n'est pas clair dans la Bible peut nous être explicité par la puissance de Dieu pourvu qu'on soit pieux ? La puissance de Dieu ne peut-elle pas aussi se manifester par notre raison critique ? Le « vous ne comprenez pas la puissance de Dieu » de Mt 22,29 s'applique-t-il à la compréhension des textes bibliques ou aux modalités de la résurrection ?

- p.22 : Le terme « évangélique » se distingue de « libéral » et de « fondamentaliste ». Les « fundamentals » sont toutefois les cinq présents d'une manière ou d'une autre dans le manifeste bleu. Quelle différence alors entre « évangélique » et « fondamentaliste » ? Puis-je par ailleurs être autre chose qu'évangélique, libéral ou fondamentaliste ?

Jean-Denis Kraege
Document au 14 avril 2016