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Les bases théologiques de la HET-pro
Un bref examen critique

Remarque préalable

Les analyses subséquentes reposent sur les documents normatifs contemporains dans lesquels « s’exprime […] l’identité théologique de la HET »1, soit la Confession de foi du Réseau évangélique suisse ainsi que les Déclarations du mouvement de Lausanne : la « Déclaration de Lausanne » (1974), le « Manifeste de Manille » (1989) et l’« Engagement du Cap » (2011)2.

Les trois derniers documents émanent du Mouvement dit « de Lausanne », qui regroupe la plupart des organisations évangéliques au niveau mondial en faveur d’une évangélisation mondiale ; il s’agit d’engagements, de plus en plus détaillés (les textes font respectivement 5, 13 et 45 pages) pour la réalisation de la tâche missionnaire. Ils ont donc une portée universelle pour le mouvement évangélique, alors que la Confession de foi du Réseau évangélique suisse ne concerne que les évangéliques suisses et ne s’inscrit pas dans une perspective missionnaire.

1.   Biblicisme

Les positions doctrinales des documents analysés reposent sur une affirmation massive de l’inerrance de l’Ecriture, identifiant le texte de la Bible à la Parole de Dieu : « Il n’y a point d’erreur dans tout ce qu’elle affirme. Elle est la seule Parole écrite de Dieu. » (L, § 2). Il en résulte un usage du texte biblique qui gomme les tensions entre les textes. C’est particulièrement visible dans ce qui touche à la signification de la mort du Christ. Toutes les interprétations proposées par les écrits du Nouveau Testament sont juxtaposées sans accorder d’importance aux différences de perspectives entre les textes. Ainsi, l’Engagement du Cap commente la confession de foi traditionnelle citée par Paul en 1 Co 15,3, « Le Christ est mort pour nos péchés » en déclarant que « sur la croix, Dieu a pris sur lui-même, dans la personne de son Fils et à notre place, le châtiment que notre péché mérite », présenté comme une paraphrase de 1 Pi 2,24 (« lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice »)3. Sans transition, la mort du Christ est alors inscrite dans la perspective cosmique de l’hymne de l’Epître aux Colossiens (Col 2,15) pour enfin conclure sur la thématique de la réconciliation empruntée à 2 Co 5,19. On pourrait multiplier les exemples. Le biblicisme fonctionne donc comme un principe d’harmonisation implicite.

Sous prétexte de reconnaître l’autorité de l’Ecriture, cette manière de procéder trahit des options de lecture qui privilégient l’harmonisation des textes au détriment de leurs divergences. Mais une telle manière de lire ne prend pas le texte lu au sérieux ; elle ne laisse pas le texte surprendre son lecteur, mais lui impose d’emblée la perspective dans laquelle il doit s’inscrire. Le biblicisme des documents normatifs fondant l’identité théologique de la HET-Pro repose en réalité sur un schéma dogmatique sous-jacent qui fonctionne comme un lit de Procuste dans lequel les textes bibliques doivent rentrer de gré ou de force.

2.   La vision du monde biblique

Ce schéma dogmatique est défini comme la « vision du monde biblique » : « La Bible raconte l’histoire universelle de la création, de la chute, de la rédemption au cours des âges et de la nouvelle création. Ce récit global nous donne une vision du monde cohérente et biblique et il façonne notre théologie. » (C I 6B) Le terme revient cinq fois dans l’Engagement du Cap, à des endroits stratégiques4. La conception de cette « vision du monde biblique » s’inscrit dans le paradigme post-moderne de la narration, qui a été utilisé dans l’analyse littéraire de la Bible entre autres par Northrop Frye5. Mais d’un paradigme littéraire, les textes normatifs étudiés font un cadre normatif contraignant.

Cette notion de vision du monde est problématique à plus d’un titre. On relèvera d’abord qu’il s’agit d’une notion typiquement moderne, qui fait son apparition autour de 1830. C’est ce qui subsiste d’une intégration de la réalité par la philosophie après l’échec du programme spéculatif hégélien6. Parler de « vision du monde biblique », c’est par conséquent inscrire les textes bibliques dans un cadre systématique qui leur est totalement étranger, et qui fait obstacle à une lecture attentive des textes.

L’enjeu explicite d’une telle « vision du monde » est de proposer un schéma d’intégration totalisant. L’Engagement du Cap parle explicitement d’une « vision du monde biblique et holistique » (p. 20). Il faut entendre par là que, pour celui qui y adhère, cette vision du monde détermine les positions à adopter sur toutes les questions possibles et imaginables. L’Engagement du Cap le souligne tout particulièrement à propos du travail dans les médias et dans le monde universitaire. Cette vision du monde biblique s’oppose à la vision du monde qui sous-tend les médias modernes, une vision du monde dénoncée comme relativiste, pluraliste et sécularisée (ibid.). La formation biblique doit inculquer cette vision du monde biblique à « tout le peuple de Dieu » (p. 19).

Matériellement, cette vision du monde biblique reprend le schéma de l’histoire du salut, relu dans une perspective sotériologique individualiste conformément à la tradition théologique du mouvement évangélique. Ce schéma trouve son horizon de sens dans une eschatologie insistant sur le retour visible de Jésus-Christ, la résurrection universelle, le jugement dernier et la nouvelle création. En outre, la vision du monde biblique défend une conception réaliste du monde des esprits ainsi que l’existence d’esprits démoniaques et de Satan. Le travail missionnaire est compris très littéralement comme un combat spirituel. La « vision du monde biblique » est donc une vision du monde mythologique, incompatible avec l’image du monde telle qu’elle résulte des travaux des sciences modernes. C’est tout particulièrement le cas de l’eschatologie réaliste qu’elle affirme. On y verra la conséquence du refus de toute réflexion herméneutique (au sens de Bultmann).

Cette conception doit servir de référent à la théologie telle que la comprend le Mouvement de Lausanne (cf. C IIF 4) ; « l’enseignement théologique » doit « équiper » les leaders chrétiens « pour enseigner la vérité de la Parole de Dieu avec fidélité, pertinence et clarté ». « L’étude de la Bible » doit être le centre des études de théologie, la « discipline fondamentale de la théologie chrétienne, qui intègre et pénètre tous les autres champs d’études et d’application » (C IIF 4). Conçu de cette façon, l’enseignement théologique est « intrinsèquement missionnel » ; il « s’investit dans le combat spirituel » (ibid.). Il va sans dire que cette étude de la Bible n’est pas une étude historico-critique et qu’elle fait l’impasse sur les questionnements herméneutiques. C’est le programme qui sous-tend les plans d’étude d’HET-Pro.

3.   Les normes de Dieu

Cette « vision du monde biblique » n’est pas seulement un cadre intellectuel, elle prétend aussi intégrer toutes les dimensions pratiques de la vie du disciple ; elle définit donc un cadre d’intégration éthique : l’Engagement du Cap demande que l’effort de formation du peuple de Dieu vise à « vivre une vie de disciple couvrant la totalité de la vie, c’est-à-dire vivre, penser, travailler et parler depuis une vision du monde biblique et avec une efficacité missionnelle » (p. 19).

Cette dimension éthique de la vision du monde biblique trouve son centre névralgique dans l’éthique individuelle. Outre les appels à l’honnêteté et aux respects des lois étatiques, un accent particulier est mis sur l’éthique sexuelle et familiale. Les documents étudiés insistent sur « les normes de Dieu en matière de mariage, de sexualité et de vie familiale » (M § 6 ; cf. aussi C IIE 2 A). Ils prônent un « vécu biblique » se manifestant dans une « manière [de vivre] radicale distinctive par rapport au monde » (C IIE 1) ; concrètement, l’éthique sexuelle prescrite par les « normes de Dieu » limite les relations sexuelles acceptables à « l’union sexuelle d’amour au sein du mariage » (défini comme « la relation ferme et fidèle entre un homme et une femme ») et bannit « la sexualité désordonnée », c’est-à-dire « toutes les pratiques d’intimité sexuelle avant le mariage ou en dehors de celui-ci tel qu’il est défini bibliquement » (C IIE 2). Même si le mot n’est pas prononcé, la définition « biblique » du mariage fait tomber les relations homosexuelles sous le verdict de désordre sexuel ! En revanche, l’Engagement du Cap refuse tout amalgame entre infection par le VIH et désordre sexuel.

Sur les questions sociales et politiques, les documents analysés ne proposent aucune piste de réflexion constructive. Ils en restent à enregistrer des regrets et des tristesses devant les injustices économiques et les problèmes sociaux sans envisager d’une façon ou d’une autre quel rôle une « vision du monde biblique » pourrait jouer dans leur solution. Il faut probablement y voir d’une part la conséquence d’une méfiance profonde envers tous les programmes politiques, qualifiés généralement d’idéologies et suspectés de vouloir faire le salut de l’homme, d’autre part une méfiance fondamentale par rapport à l’Etat, compris comme un pouvoir dont on attend seulement qu’il ne fasse pas objection au travail missionnaire en garantissant la liberté de religion, mais avec lequel on semble incapable d’envisager une collaboration, fût-elle critique, en vue de réaliser des conditions de vie plus compatible avec cette « vision du monde biblique ». Probablement que l’attente eschatologique ne permet pas, en définitive, de reconnaître l’importance des questions relevant de l’éthique sociale. L’injustice sociale est seulement un indice de plus du désordre pécheur du monde, et à ce titre, un phénomène qui doit attrister les croyants, les enjoindre à un engagement individuel pour la justice et à une attitude personnelle de charité et de bienveillance, mais pas un problème susceptible de trouver des solutions humaines collectives, fussent-elles partielles.

4.   Exclusivisme et refus du pluralisme religieux

Enfin, la « vision du monde biblique » a pour conséquence le refus de toute légitimité théologique aux autres religions (et des attitudes ambiguës face aux Eglises catholiques et orthodoxes, ainsi que face au COE [M § 9]). « Rien ne nous permet d’affirmer que le salut peut se trouver en dehors du Christ et sans une reconnaissance explicite, par la foi, de son œuvre » (M § 3). Cela vaut aussi pour les Juifs : « Nous affirmons que les Juifs ont autant besoin de Jésus que quiconque » (ibid.). Si « les diverses religions comportent des éléments de vérité et de beauté, elles n’offrent pas pour autant d’autres évangiles, des évangiles de rechange ». D’où le rejet du « relativisme, qui considère toutes les religions et spiritualités comme équivalentes pour s’approcher de Dieu », et du « syncrétisme qui voudrait mêler la foi au Christ et les autres croyances » (ibid.). Le « pluralisme religieux » (C I 2A) est une donnée factuelle lourde de dangers ; mais il est aussi une position autoréfutante parce qu’il ne « laisse aucune place à une vérité absolue ou universelle » en faisant des « revendications de vérité » des « constructions culturelles » (C IIA 2). Contre le relativisme et le pluralisme, il faut se doter des outils intellectuels nécessaires à « apporter une argumentation en faveur de la vérité biblique » (M § 2).

Conclusion

La reconnaissance de l’autorité et de l’inerrance de l’Ecriture prend dans la théologie des documents étudiés la forme d’un biblicisme qui gomme les angles et émousse les arrêtes des textes rassemblés dans le canon biblique. D’une collection de textes plurielle, cette approche fait un texte unifié porteur d’une « vision du monde » théorique et pratique. Il y a sur ce point une double méprise. Premièrement, un texte littéraire (et les textes bibliques sont des textes littéraires) n’a jamais pour objet d’exposer une vision du monde ; il propose une configuration littéraire de la vie et du monde, voire de l’état d’esprit de l’individu ou du groupe (c’est le cas en particulier des textes poétiques comme les psaumes ou le livre de Job, mais aussi de bien des passages lyriques des livres prophétiques) ; il utilise pour cela le matériau du langage, dans toute son épaisseur phonétique et sémantique. Comme le souligne bien Northrop Frye, le texte littéraire « n’affirme jamais » puisqu’il ne cherche pas à donner une peinture aussi précise que possible des événements ou des lieux ; il forge une « fable », c’est-à-dire une narration, qui signifie justement parce qu’elle a statut d’hypothèse : elle nous permet de « lire » le monde dans une certaine perspective7. Faire d’un « récit » une « vision du monde » à la manière de l’Engagement du Cap, c’est donc passer à côté de ce qui fait la spécificité du narratif biblique. Deuxièmement, la Bible offre une pluralité irréductible de « fables » ou d’« hypothèses » signifiantes. Elle invite ainsi son lecteur à s’interroger sur les propositions de sens divergentes et parfois contradictoires qu’elle lui présente. La tâche de la théologie est dès lors double : elle doit mettre en évidence les diverses propositions de sens ouvertes par les Ecritures plurielles rassemblées dans la Bible ; et elle doit apprendre à chacun à rendre raison de la manière dont il fait travailler ces différences pour rapporter ces « hypothèses » de sens à sa propre réalité et refigurer ainsi sa vie au moyen des propositions de configuration que lui offrent les Ecritures juives et chrétiennes.

Jean-Marc Tétaz
Document au 12 avril 2016



[1] Cf. HET-Pro, Etat du projet au 2 février 2016, p.1.

[2] Ces documents sont abrégés R, L, M et C.

[3] C I 8B et note 36. 1 Pi 2,24 n’a pas le sens que lui donne C puisque le pronom « il » désigne « Jésus-Christ » et non « Dieu » ; par ailleurs, il n’y est pas question d’un « châtiment que notre péché mérite ».

[4] Pp. 10, 19, 20, 21, 35.

[5] Cf. Northtrop Frye, Le grand code, Paris, Seuil, 1984.

[6] Cf. Helmut G. Meier, Weltanschauung. Studien zu einer Geschichte und Theorie des Begriffs, Diss. Münster, 1968.

[7] Cf. Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, pp. 265s et 285s.