Contribution de Jean-Marc Tétaz

Les réflexions ci-après sont nées en marge du mandat que le Conseil synodal de l’EERV m’a confié dans le cadre de la préparation du Jubilé de la Réforme.

Expérience religieuse et interprétation culturelle

Pistes prospectives

1.    Diagnostic

La situation actuelle du christianisme (protestant) peut être décrite comme une perte de plausibilité culturelle des schèmes doctrinaux traditionnels combinée à une augmentation des options religieuses disponibles et acceptables. Il en résulte une diminution marquée de la participation aux célébrations et aux rituels traditionnels (culte dominical, etc.). Cette perte de prégnance des formes traditionnelles de la pratique et de l’articulation religieuses ne saurait toutefois être comprise comme une perte de pertinence globale du religieux en général et du christianisme (protestant) en particulier. Elle n’en confronte pas moins les Eglises, c’est-à-dire les institutions sociales chargées spécifiquement de l’articulation du christianisme, à la tâche de trouver de nouvelles démarches pour expliciter le sens du christianisme en lien avec l’expérience humaine.

2.    Expérience religieuse

C’est dans ce contexte que la thématique de l’expérience religieuse acquiert une importance fondamentale. Depuis les analyses de William James dans The Varieties of Religious Experience (1902), il s’est développé un consensus pour caractériser l’expérience religieuse d’un point de vue formel comme une « expérience d’autotranscendance » (Hans Joas) ou comme « expérience limite » (Paul Ricœur), par quoi il faut entendre que l’individu y fait l’expérience d’un dépassement ou d’une mise en question des limites du soi, de son identité et donc des schèmes d’interprétation à l’aide desquels il se comprenait. Toute identité se définit en effet par ce qu’elle inclut, mais aussi par ce qu’elle exclut ; être soi, c’est donc être celui que l’on s’est déterminé à être, mais c’est aussi savoir celui que l’on n’est pas, que l’on ne veut pas être, ou encore qui ne correspond pas à la manière dont on s’est déterminé à être. L’expérience d’autotranscendance met en question cette définition de soi, et par conséquent les limites sans lesquelles il n’y a pas de détermination de soi.

Selon les cas, cette expérience d’autotranscendance peut être enthousiasmante ou inquiétante, conformément à l’ambivalence du sacré mise en évidence par Rudolf Otto (le numineux est à la fois « fascinant » et « terrifiant »). Mais, dans les deux cas, sa structure fondamentale est un ébranlement ou une transgression de l’identité préalable (cf. Paul Ricœur, L’herméneutique biblique, p. 230 et passim). On peut résumer ce point en disant que le trait caractéristique de l’expérience religieuse comme expérience d’autotranscendance est d’ébranler l’identité, de la mettre radicalement en question.

Toute expérience est d’emblée interprétée ; l’idée d’une expérience « brute » est un non-sens philosophique. Il n’y a d’expérience que médiatisée par un langage et, plus largement par une culture. Dans cette perspective, la spécificité de l’expérience religieuse consiste à mettre en question les formes dans lesquelles l’expérience est médiatisée et, de ce fait, dotée d’une signification. L’expérience religieuse est l’expérience d’une perte du sens : les formes culturelles traditionnelles de l’interprétation de soi s’avèrent incapables de fournir des schèmes d’interprétation adéquats à l’ébranlement dont le soi fait l’expérience dans l’autotranscendance. La fonction des religions comme systèmes culturels consiste alors à proposer des schèmes d’interprétation susceptibles de donner une articulation symbolique à l’expérience religieuse.

3.    Expérience esthétique

La structure de l’expérience esthétique est complexe : elle conjoint, dans des proportions variables, un moment d’intensification et un moment d’interprétation. Ces deux moments ont fréquemment été distingués dans la tradition philosophique comme le moment du sublime (intensification) et le moment du beau (interprétation). On pourrait considérer que le trait spécifique de l’art moderne est l’imbrication du beau et du sublime (en musique : Beethoven ; en peinture : Goya ; en littérature : Hölderlin ; mais déjà Michel-Ange ou même Donatello peuvent être interprétés ainsi ; idem pour Monteverdi). Cette imbrication a pour conséquence que l’interprétation nouvelle proposée par une œuvre d’art « s’impose » avec une force particulière en raison de l’intensité de l’expérience qui la véhicule. L’expérience esthétique se révèle ainsi être d’une structure similaire à l’expérience religieuse. Cela explique que la plupart des religions aient recouru aux ressources de l’art dans leurs célébrations et leurs rituels.

4.    Culture

L’expérience religieuse comme l’expérience esthétique ne sont possibles que dans le cadre d’un réseau de symboles et schémas de signification sans lesquels l’expérience resterait muette. L’ébranlement et l’intensification ne sont logiquement possibles que sur l’arrière-fond d’un répertoire de significations qu’ils mettent en question ou qu’ils renouvellent. Ce répertoire est d’ailleurs pour une bonne part le résultat d’une sédimentation des expériences passées : l’extraquotidien (religieux ou esthétique) est devenu quotidien et s’est ainsi banalisé.

C’est tout particulièrement vrai de la culture occidentale moderne. Les recherches contemporaines montrent que les valeurs et les schèmes d’interprétation qui organisent les sociétés occidentales modernes (droits de l’homme ; dignité de l’individu ; respect de la personne ; sensibilité à la souffrance ; question écologique, etc.) sont le résultat d’une institutionnalisation d’expériences positives ou traumatisantes de ces derniers siècles. Ces expériences ont trouvé à s’articuler dans des œuvres littéraires, picturales, musicales ou encore architecturales ; certaines d’entre elles font l’objet de célébrations mémorielles et sont devenues ainsi des éléments de la mémoire culturelle et politique. Mais, pour beaucoup, ces sources vives de la culture contemporaine sont devenues invisibles. Du coup, les ressources de sens qu’offre la culture contemporaine, auxquelles chacun puise à chaque instant pour donner sens à ses expériences les plus banales (comprendre un feu rouge comme une interdiction de continuer sa route, par exemple, et non comme une cible pour un concours de tir), restent souvent forcloses ; on n’en connaît plus ni l’origine ni la signification. On est alors incapable de les réactiver pour interpréter son présent et ses expériences à la lumière des ressources de sens présentes dans la culture.

5.    Herméneutique de la culture

Si ce diagnostic est correct, il en résulte une première tâche pour les Eglises : mettre en œuvre une herméneutique de la culture. Par ce terme, il faut entendre une démarche qui décrypte les contenus culturels, devenus abscons ou opaques pour nos contemporains, afin de leur restituer une signification vivante grâce à ce qu’on pourrait appeler leur généalogie : le récit ou la mise en évidence de leur origine, souvent contingente, et des voies de leur institutionnalisation. Dans la perspective des Eglises, un aspect sera naturellement au centre de l’attention : la façon dont des des valeurs ou des thèmes provenant du christianisme se sont transformés, ont pris parfois des formes inattendues et ont informés (au sens fort de « donner forme ») notre culture contemporaine.

Quelques exemples suffiront : dès la fin du xixe siècle, le grand juriste et constitutionnaliste Georg Jellinek démontrait que les droits de l’homme trouvaient leur origine dans le combat des dissidents protestants (Roger Williams en particulier) pour la liberté religieuse ; les droits de l’homme, et la « sacralisation de la personne » (Durkheim) qu’ils ont promue, peuvent et doivent ainsi être relus comme la forme contemporaine prise par ce qu’Adolf Harnack appelait « la valeur infinie de l’âme humaine », dans laquelle il voyait l’un des éléments essentiels de l’Evangile. Du coup, les droits de l’homme pourraient servir de point d’accrochage pour sensibiliser l’homme contemporain à l’un des éléments essentiels du christianisme. Dans la même veine, toute une tradition littéraire a travaillé sur le « roman de formation », transposant ainsi dans le champ littéraire une thématique d’origine piétiste et illustrant la conception protestante de l’individu comme principe d’un développement autonome de l’homme intérieur au gré de ses rencontres et de ses expériences. Le théâtre d’Ibsen et son travail sur la culpabilité, ou les romans de George Elliott faisant la critique du moralisme protestant pour mieux en souligner les vraies valeurs (cf. Middlemarch) sont d’autres exemples de la présence de thèmes religieux, et spécifiquement protestants, dans la culture. Mark Alizart, dans son Pop théologie, protestantisme et postmodernité, en a donné une illustration aussi solide qu’originale.

La visée d’une telle herméneutique de la culture consiste à faire prendre conscience à nos contemporains que, dans l’interprétation de leurs expériences, dans leurs options axiologiques et dans leur manière de se comprendre eux-mêmes, ils recourent sans le savoir à des schèmes d’origine chrétienne, voire protestante, transformés et reformulés dans la culture ambiante. Cela offre une piste pour restituer une plausibilité culturelle aux schèmes d’interprétation de soi et du monde proposés par le christianisme, à condition toutefois de disposer d’une véritable théologie de la culture, c’est-à-dire d’une démarche qui analyse, critique (au sens kantien d’un examen des conditions de possibilité) et légitime les transformations par lesquelles ont passés les contenus doctrinaux traditionnels au gré de leur adaptation culturelle.

6.    Débats esthétiques

Les expériences esthétiques confèrent une intensité particulière à certaines interprétations nouvelles et dérangeantes ; les débats récurrents autour de l’art dit contemporain en sont le meilleur des témoignages. La signature de l’art contemporain peut en effet être identifiée dans sa démarche conceptuelle, volontiers provocatrice : la dimension du sublime y atteint une intensité nouvelle, qui rend incontournable la confrontation avec les nouvelles offres de sens proposées par une œuvre d’art. C’est le cas tout particulièrement dans le théâtre contemporain, mais aussi dans les formes prises aujourd’hui par ce qu’on appelait jadis les « beaux-arts » : l’installation ou la performance ont fait sauter les frontières classiques entre les arts au profit d’une mise en scène de l’œuvre. Les travaux de l’artiste allemand Joseph Beuys sont paradigmatiques de cela.

Ces débats mettent en jeu les schèmes de compréhension globaux de la culture contemporaine dont ils instruisent souvent la critique. Il importe que les institutions sociales chargées de l’articulation de la religion participent à ces débats. L’enjeu d’une telle participation ne sera pas de légitimer ou de récuser telle proposition nouvelle ou telle critique des interprétations culturelles en cours. Il faut se départir d’un modèle trop statique et prendre conscience du caractère mouvant et ouvert de la culture contemporaine. Dans ce contexte, l’articulation de la religion chrétienne doit prendre elle aussi un caractère ouvert et mouvant : ouvert à de nouvelles propositions de sens, acceptant de modifier, de transformer et de reformuler les formes dans lesquelles avait été articulée par le passé l’expérience religieuse. La provocation de l’expérience esthétique peut alors s’avérer une ressource de sens précieuse. Cela ne signifie pas que les Eglises doivent accepter toutes les innovations symboliques proposées par l’art contemporain ; mais cela signifie qu’elles doivent participer aux débats dont l’art contemporain est souvent le moteur.

7.    Herméneutique du soi

La fonction essentielle de la religion est de permettre à l’individu de se dire en vérité dans ses relations à soi, aux autres et au monde, en lui permettant d’articuler la signification des expériences d’autotranscendance dans lesquelles se trouvent remise radicalement en question la façon dont il se comprenait jusqu’alors. Pour satisfaire à cette tâche, les institutions sociales chargées de l’articulation de la religion ne peuvent se contenter de répéter, de façon plus ou moins fidèle, un message ou une doctrine. Elles doivent trouver des possibilités d’articulation qui reprennent les schèmes d’interprétation de soi offerts par la culture ambiante pour les subvertir et les rendre ainsi capables d’exprimer la signification de ces expériences d’autotranscendance tout en les rendant transparentes pour une dimension de transcendance absolue (« Dieu »). Elles trouveront par exemple dans la littérature les ressources métaphoriques pour faire entrevoir dans l’expérience de la maladie une prise de conscience de la finitude humaine qui ne peut trouver son plein sens qu’à être niée par l’idée de l’Infini. L’idée de l’Infini, qui se forme comme l’horizon de sens de la conscience aiguë de la finitude, transforme le sens de cette conscience de finitude au travers de laquelle apparaît maintenant la négation de la finitude comme affirmation d’une Vie plus puissante que la mort.

Les institutions sociales chargées de l’articulation de la religion doivent donc travailler à trouver dans la culture des ressources capables d’être reprises et transformées pour servir d’articulation à la transcendance absolue (Dieu) ; inversement, elles doivent oser soumettre leurs propres schèmes religieux d’interprétation à un travail de reformulation et de transformation par le recours aux schèmes novateurs mis à disposition par l’expérience esthétique contemporaine. On a donc affaire à un processus d’interaction à trois pôles entre les schèmes culturels présents dans la culture, les schèmes religieux et théologiques proposés par les institutions religieuses et les schèmes subversifs issus de l’expérience esthétique contemporaine. C’est dans ce dialogue complexe que peuvent se développer des possibilités d’articuler une herméneutique du soi capable de faire place (mais pas : d’intégrer !) aux expériences d’autotranscendance qui constituent la dimension anthropologique de l’expérience religieuse. L’interprétation des paraboles par Ricœur (cf. L’herméneutique biblique, pp. 147-151 et 188-252) et ses analyses des processus de métaphorisation (cf. La métaphore vive) me semblent bien illustrer cette démarche.

Jean-Marc Tétaz
30.06.2016