Soirée Pertinence du 17 mai 2017, Espace culturel des Terreaux, Lausanne

Quelle Eglise pour quelle société ?

()Quelques réflexions à la suite du rapport non décisionnel du Conseil synodal sur les dotations, mars 2017)

Quelle Eglise pour quelle société ? Il faut dire que cette question, au sein de l’EERV du moins, nous tient en haleine depuis quelques décennies déjà... Qui a oublié Eglise à venir ? Sans vouloir réinventer la roue, je propose cinq impulsions qui tentent de répondre à cinq questions :

1. Dans quelle société vivons-nous ?

A mes yeux, nous ferions fausse route si on considérait que la société dans laquelle on vit était exclusivement individualiste, égocentrée, marchande, hédoniste, sécularisée et liquide et que la seule manière de réagir à cela serait de créer une contresociété chrétienne de type identitaire et confessant...

Un tel diagnostic serait simplificateur. Nos contemporains veulent encore et toujours donner de la consistance à leur vie, faire corps, se rassembler, participer, s’engager, partager et se solidariser. Un Magazine de chez nous ne titrait-il pas récemment : « La mobilisation citoyenne peut changer le monde !». Le besoin d’orientation et de sens, le besoin de « sacré » n’ont pas non plus disparu de l’horizon de nos sociétés contemporaines.

Pourtant, entre hier et aujourd’hui, quelque chose a changé : ce qui jadis avait le poids de l’évidence, d’une certitude qui allait de soi, ce que l’on considérait comme un mythe porteur et fondateur (non interrogé...) englobant individus et sociétés, est devenu relatif, un élément parmi d’autre. Notre monde est devenu pluriel et cette pluralité corrode les vérités et les certitudes absolues. Notre société est celle de l’incertain, où se côtoient l’anxiogène, la fatigue d’être soi comme la recherche de nouveaux horizons, de nouvelles formes d’individualité et de solidarités...

Dans ce contexte, la foi change aussi de fonction. Elle n’est plus une certitude qui supprime l’incertain, colmate les brèches et les failles ; elle est, précisément, une manière de prendre en charge l’incertain, d’y faire face et d’en répondre, avec confiance, ouverture et si possible sérénité... La foi n’est plus un « bien propre », un acquis, une assurance et une garantie, mais un « viatique », une provision donnée pour la traversée quotidienne de l’existence, pour en jouir et s’y engager...

2. Qu’en est-il de l’héritage chrétien ?

On ferait là encore fausse route, si on considérait que l’essentiel de la foi était connu et acquis. Car l’enjeu n’est pas seulement d’actualiser un héritage, de trouver les bons mots pour le dire et le vivre. La tâche est bien plus radicale. Il s’agit de revisiter, de repenser cet héritage, de se demander ce qu’être chrétien veut dire aujourd’hui ; et de s’interroger aussi sur la pertinence du christianisme dans la société actuelle... De nos jours, il y a un décalage culturel grandissant entre le langage, les représentations de la religion et les préoccupations actuelles. C’est là une question de substance et non de simple cosmétique. C’est un écart de pensée entre les formes traditionnelles de la foi et ce que la modernité aujourd’hui nous impose.

En se cramponnant à ses certitudes passées, le christianisme, ce qu’il dit et propose, glisse peu à peu dans le fictif et l’illusoire. Ses affirmations semblent de plus en plus incroyables et impensables au plus grand nombre. Elles n’embraient plus sur le symbolique, l’imaginaire et l’existentiel. Le contenu de la foi devient alors inaudible, quand il n’apparaît pas franchement opposé à la vie et à la liberté humaine.

Conséquence : pas de réforme des structures d’Eglise sans valorisation du travail théologique, sans reprise et décantation de la substance chrétienne, pour l’Eglise et pour le monde.

3. Quelle pensée de la foi ?

S’il est vrai que l’essentiel de la foi se joue dans l’intériorité et dans l’attestation d’un style de vie, cela ne signifie pas pour autant une disqualification de la réflexion théologique au seul profit de l’engagement et de la pratique.

L’insistance actuelle sur l’émotionnel et le témoignage personnel s’accompagne trop souvent d’un déficit dommageable dans la manière de « rendre compte de l’espérance qui est nous » (1 Pierre 3,15). Si la foi n’a pas à se réfugier dans l’abstraction intellectuelle, elle doit honorer l’exigence de la pensée, sauf à s’enfoncer dans la facilité, la crédulité voire l’obscurantisme. Que veulent dire aujourd’hui des mots comme « Dieu », « Christ », « Esprit », « spiritualité », « amour », « péché », « salut », « évangélisation », etc.? C’est que la représentation que nous nous faisons de ces notions oriente tout autant nos conceptions de l’existence que nos prises de décision. Quand on pense mal « Dieu », on le vit mal et on en témoigne mal aussi... Dans un monde devenu laïque, séculier et pluraliste, la grande question qui doit interpeller les chrétiens est peut-être celle de « Dieu ». Quel sens revêt ce mot pour nous aujourd’hui ? Comment peut-il être encore crédible ou simplement audible pour nous-mêmes, pour l’Eglise et pour la société ? On le voit, il ne s’agit pas tant de retrouver de vieilles croyances ou des certitudes anciennes, que de « trouver Dieu » dans l’aujourd’hui de nos préoccupations individuelles et collectives1...

Je vois au moins trois directions à cette nouvelle expression de la substance chrétienne, à ce passage de la vérité comme affirmation d’une certitude à la vérité comme « attestation de sens » et comme « style de vie » :

A l’interne des institutions religieuses, d’abord : aider chacun à devenir témoin de sa propre « richesse spirituelle », à « rendre compte et mettre des mots sur l’espérance qui vit en lui ». L’enjeu est d’aider la communauté croyante à passer peu à peu du « Dieu qui se vit » (intériorité) au « Dieu qui se dit » (extériorité)...

A l’extérieur des institutions religieuses, ensuite : penser et promouvoir un christianisme en prise sur les interrogations de la société civile et sur les réalités laïques, séculières et scientifiques de notre temps; par exemple en favorisant la création de lieux de formation en cultures chrétienne et religieuse, en lien et partenariat avec d’autres organismes de la société civile. Ici, on se souviendra que l’horizon de l’Evangile n’est pas d’abord l’Eglise, mais le monde...

Enfin, cela passera par une théologie de la culture, c'est-à-dire par une activité attachée au décodage des formes non ecclésiales du christianisme présentes dans la société, dans les arts et la culture. Il s’agira d’expliciter la manière dont le christianisme a marqué et marque encore les productions culturelles de notre temps et en quoi ces dernières offrent des possibilités renouvelées de comprendre ce qu’est la foi et la religion.

4. Quelle organisation d’Eglise ?

Partons d’un constat : sauf exception – et il y en a -, le modèle traditionnel d’organisation ecclésiale peine de plus en plus à remplir sa mission. Cela est dû, pour une part, aux changements de mentalités, de pratiques de nos contemporains et d’organisation de la société. Devant les impasses auxquelles nous nous heurtons, il nous faut tenter de diversifier les formes d’Eglise : pour prendre une image : passer des cercles concentriques aux anneaux olympiques.

Ce second modèle, pour des raisons de masse critique, prendra place au niveau régional, dans le cadre d’un regroupement de paroisses, d’un travail en équipe, distribué selon des centres ou pôles d’intérêts spécifiques, laissés à la libre appréciation des entités régionales. Ce modèle doit rendre possible de nouvelles activités qui tiennent compte des modes de socialisation actuels. On le sait, nos contemporains privilégient des « objectifs spécifiques », des « affinités électives » et des « engagements sélectifs ». C’est dans le cadre de cette dynamique globale qu’on cherchera des formes d’expression innovante de la vie communautaire, (par exemple, celles des communautés émergentes...).

Le risque de ce nouveau modèle, c’est bien sûr la perte de proximité, du contact entre personnes, c’est le renforcement de l’individualisme... Que vont devenir les visites (!), les réseaux et les engagements de proximité, essentiels à la vie en Eglise ? Et les cultes paroissiaux ? Dans cette nouvelle organisation, les cultes ne seront plus le centre immuable de la vie de l’Eglise. Certes, ils garderont toute leur raison d’être, à côté d’autres formes d’existence et de pratiques religieuses, mais ils pourront être regroupés, diversifiés et de qualité. On veillera également à susciter des lieux de paroles libres et stimulantes (du type groupes de quartier, de maison, café théo, clubs, etc.) et, du point de vue communautaire, on soignera l’accueil, l’hospitalité et la solidarité avec les personnes rencontrées...

5. Quel fonctionnement en Eglise ?

L’innovation appelle la décentralisation ! L’enjeu est de redynamiser la confiance de la base en sa propre capacité d’inventer et d’innover ; c’est de renforcer la créativité, l’initiative des personnes et le goût de la coopération entre elles. La revitalisation du tissu ecclésial ne passera pas d’abord par un « pouvoir central fort », mais par le renforcement de la créativité et de la puissance d’action des personnes sur le terrain (c’est le sens que l’on peut donner au mot anglais « empowerment »).

L’enjeu, chaque fois que cela est possible, sera de stimuler les personnes et les groupes à œuvrer ensemble, grâce et malgré leurs différences ; ce sera tout autant de les encourager à réaliser ce qu’ils considèrent comme essentiel pour leur vie de foi, pour leur dynamique communautaire et pour la vie de l’Eglise-Institution.

La coordination de ces nouvelles activités sera distincte des formes de régulation institutionnelle nécessaire au bon fonctionnement d’une Eglise de type presbytéro-synodal. Sa tâche spécifique sera moins d’assurer la « cohésion synodale » ou de faire passer une « vision institutionnelle verticale » que de stimuler le foisonnement des idées et l’émergence des projets et de les insérer dans le tissu communautaire et ecclésial des régions et des paroisses.

Pour accompagner cette mutation, l’Eglise mettra à disposition des lieux d’Eglise, des accélérateurs ou incubateurs de projet. Dans un premier temps, il n’est pas nécessaire que ces agents de créativité soient pris sur les dotations officielles. Comme leur fonction est de « mettre du levain dans la pâte », pourquoi ne pas recourir à des personnes hors responsabilité institutionnelle, à des ministres et laïques retraités, qui ont pour eux une certaine expérience, compétence et disponibilité ? On le voit, l’accent se déplace ! On ne travaille plus d’abord sur les changements de structures et sur l’organisationnel, mais sur la naissance et l’accompagnement de projets... Il est temps de voyager léger !

1 Cela passera probablement par la sortie du théisme classique pour lequel Dieu est éternel et hors du temps, premier Principe absolu, nécessaire et suffisant, Sujet Supposé Savoir, omniscient et omnipotent (sachant tout et pouvant tout, ce qui est d’ailleurs contredit par certains récits bibliques dans lesquels l’action et la volonté de Dieu s’autolimitent ou sont mises au défi voire tenues en échec) ; enfin, Dieu ne sera plus le garant de l’ordre moral et le principe de légitimation du fonctionnement naturel des choses, mais bien « l’Insaisissable qui fait toute chose nouvelle ».

Jean-François Habermacher Penthalaz, 17 mai 2017
(texte relu et modifié le 12 janvier 2018)