Contribution de Jean-Denis Kraege

 

Eglises et sociétés liquides

Les messy churches ou les fresh expression churches visent, nous dit-on, à répondre au 50 à 60 % de la population qui serait potentiellement intéressé au « religieux » et attaché à ce que les sociologues appellent une société « liquide ». Seuls 20% de nos contemporains essayeraient encore de se réfugier dans un monde « solide ». Le monde liquide est celui des réseaux éphémères. Le monde solide est celui des fidélités les plus durables possibles.

On attribue dès lors le déclin de l'audience des Eglises traditionnelles à leur inadaptation à la société liquide. Elles étaient conçues pour un monde où la quête première était celle de la sécurité, de la durabilité, de la fidélité (à soi-même, à l'institution, à Dieu...). On y prend en charge les « membres » de leur naissance à leur trépas. Les filières s'y enchaînent afin de ne personne perde en cours de route, etc.

On est en droit de toutefois poser plusieurs questions face à ces divers constats. La première concerne l'analyse des sociologues. Il est vrai que leur description de la société liquide colle assez bien avec le néo-capitalisme triomphant. Sa seule loi est celle du profit et du bien-être personnel (utilitarisme). Pourtant, certains analystes (anglo-saxons surtout) affirment, suite au Brexit, à la victoire de D.Trump, à la montée de ce qu'il est convenu d'appeler les « populismes » - mais ils faisaient, semble-t-il, cette analyse depuis quelques années déjà – que le balancier est déjà reparti et très vivement dans l'autre sens. Face à la complexité du monde en réseau, des alliances éphémères, des fidélités qui se retournent en indifférence, voire en haines... nos contemporains auraient soudain et de nouveau besoin de sécurités, de valeurs, de continuités, de cocons où se réfugier... Il se pourrait donc que, moyennant certaines adaptations prudentes aux technologies actuelles, ce qu'on dit être les modèles ecclésiastiques traditionnels retrouvent une certaine pertinence.

Le deuxième type de questions concerne précisément la représentation que l'on se fait des Eglises traditionnelles. Je ne suis pas du tout certain qu'elles aient uniquement privilégié la construction de structures solides et répondu au besoin de solidité de la société. Cela a certainement été le cas, mais la participation à la vie associative, les rencontres en tête-à-tête  faites tant par le personnel ecclésiastique que par les autres membres des communautés, les groupes de jeunes ou de moins jeunes à durée limitée... ont souvent représenté autant de prises en compte des relations « liquides » qui, du reste, ont toujours existé dans la société. 

Le troisième questionnement que j'adresserais à cette analyse concerne le salut par le « management » qui bien entendu est toujours « new ». On pense résoudre les problèmes rencontrés par les Eglises en fondant sa réflexion sur la seule sociologie et en  tendant à changer l'organisation ecclésiale pour mieux répondre aux nouveaux besoins ou habitudes de la population. De manière générale, on calque alors les recettes sur ce qui se fait dans le monde de l'entreprise. Et quand ce n'est pas l'organisation de l'entreprise qu'il faut revoir, c'est le packaging et quand ce n'est pas la présentation du produit, c'est la formation des vendeurs... Mais toujours on reste dans le même type de solutions. On pourrait cependant tout aussi bien poser l'hypothèse que le déclin du succès des Eglises dans notre société soit (aussi) dû au fait qu'elles n'ont plus rien à dire qui soit en prise sur le questionnement existentiel de nos contemporains. La solution résiderait alors dans un travail théologique et philosophique en profondeur. L'important pourrait aussi se trouver dans la « solidité » spirituelle des membres de nos communautés. Il se pourrait alors que, quelles que soient les formes que prend une communauté ecclésiale, ce soit le produit qu'elle a à communiquer et les convictions de ses communicants qui soit la  possible clé de sa prise au sérieux.

En quatrième lieu, puisqu'on en est au produit, souvenons-nous que le produit à partager n'est pas exactement celui promu par les autres multinationales. Il s'agit d'une parole et d'une parole scandaleuse. Dès lors et en premier lieu, le produit n'est pas à vendre, mais à proposer, son appropriation n'étant jamais de notre ressort. Ensuite on est en droit de supposer que le succès ne soit pas le critère de qualité du produit proposé.

En cinquième lieu, je m'étonne que la réflexion sur l'Eglise dans une société liquide soit si cléricalo-centrée. « Il faut former différemment les ministres », « il faut détacher davantage de ministres des paroisses traditionnelles », « il faudrait que les ministres aient plus souvent au bistrot, à la crèche, à la sortie de l'école pour rencontrer les gens là où ils sont » ai-je entendu. Il se pourrait que ce soient surtout les « laïcs » qu'il faille armer pour rencontrer nos contemporains en des liens éphémères et que la spécificité des ministres soit de former ces militants laïcs, sans que cela signifie qu'ils ne puissent pas aussi entretenir des relations fluides avec leur entourage... Il se pourrait fort alors que les problèmes de nos communautés et Eglises actuelles résident dans le manque de militantisme ecclésial et dans des clients considérés et se considérant essentiellement comme des consommateurs.

Dans le même ordre d'idées, ce que l'on propose sur la base d'analyses sociologies peut-être obsolètes ce sont des mesures imposées par la tête de l'Eglise. On ne consulte pas la base. Or quand on regarde ce qui se passe à la base, on voit que, quand elle est encore attachée à l'évangile, elle a tendance à vouloir le vivre et le partager dans des micro-communautés (groupes de maison et autres « petits groupes ») fédérées dans des communautés paroissiales plutôt que de s'intéresser à ce qui pourrait se faire à un niveau régional ou cantonal. Peut-être ont-ils tort. Reste qu'il faudrait au moins essayer de les en convaincre !

Un septième point de réflexion concerne le nerf de la guerre. De nombreuses tentatives d'adaptation à la liquidité des êtres et des choses ont échoué faute de liquidités. Qui financera l'institution ecclésiastique chargée de maintenir l'élan et la cohésion de tous ces efforts vers un monde liquide sinon des lieux solides du type des actuelles paroisses ? Dans le cas d'une Eglise liée financièrement à l'Etat, ce dernier et les communes continueront-ils très longtemps à soutenir des projets qui leur paraîtront évanescents, gazeux et instituant la fluctuation en dogme ? Et à l'heure des contrats de prestation, quel sponsor sera d'accord de donner quelques deniers à des projets qui, par définition, sont souples, donc sans efficacité assurée, sans rentabilité contrôlable ?

Ces sept types de remarques m'amène à proposer ce qui s'est presque toujours fait – plus ou moins bien, avec des accents heureux et malheureux - : opérer dialectiquement entre solidité et liquidité. Quand une communauté, voire une société se fait trop solide, il convient de rappeler à ses membres que nous ne sommes jamais que pèlerins et voyageurs sur cette terre, en marche à la suite de celui qui n'avait pas de lieu où reposer sa tête. Et quand les humains vivent par trop dans l'éphémère de réseaux fluctuants, il est bon de se rappeler que l'« homme religieux » est en quête d'absolu, de fondement à son existence, de réponse à ses questions essentielles, parfois de remparts et de forteresses...