Contribution de Jean-François Habermacher

«Dieu», un itinéraire express…

Liminaire

A l’heure où le protestantisme réformé célèbre, en cette année, le 500e anniversaire de la Réformation, à l’heure où les communautés chrétiennes s’interrogent sur leur avenir au sein d’une société laïque et séculière, au moment où plusieurs personnalités politiques suisses proclament haut et fort la nécessité de revenir à «une identité chrétienne», à ces «valeurs qui ont construit la Suisse et assuré sa prospérité» (cf. les récents propos du président du PDC suisse, Gerhard Pfister), quelle importance peut-on encore attribuer à la «proposition chrétienne»? Dans ces élans de transmission des héritages et de consolidation des identités religieuses et politiques, gardons en mémoire que la Parole divine demeure une parole humaine, traversée par ce qu’elle ne possède pas: «Dieu, nul ne l’a jamais vu» (1 Jn 4,12) 1.

J’aimerais donc tenter, ici, quelques figures libres autour de ce mot à géométrie variable qu’est le mot «Dieu»… Ces diverses propositions doivent beaucoup à la pensée de Maurice Bellet, un philosophe, psychanalyste, théologien français, né en 1923, dont je signale trois ouvrages en bibliographie qui m’ont inspiré, l’un intitulé «Dieu personne ne l’a jamais vu» (abrégé en DPJV), l’autre «Si je dis Credo» (abrégé en SJDC) et, enfin, un livre récent, «L’explosion de la religion» (abrégé en ER)… Tout un programme!

Dieu a une histoire… : 15 propositions

1.        Dans les temps anciens, Dieu, le divin, tenait à l’étoffe même du monde. Mythes, rites, sagesse étaient comme l’espace «originel», «évident», «nécessaire», où tout le reste trouvait une assurance et une légitimité premières.

2.        A l’âge moderne, effondrement de cette idée. Pour désigner cette période, on a pu dire «mort de Dieu»2. Non pas le constat de sa disparition ou de sa liquidation pure et simple (même si, parfois, elle fut ardemment souhaitée…), mais l’annonce d’un changement profond dans la manière de penser sa place et sa relation à l’homme et au monde. Fin du Dieu «bouche-trou» que l’on invoquait chaque fois que l’on se trouvait devant une énigme… Fin aussi de l’onto-théologie, où le mot Dieu fonctionnait comme fondement explicatif du monde, clé de voûte des individus et des sociétés et venait saturer toute la dimension de transcendance. Dieu occupait alors tout l’espace, à l’aide d’un discours logique, rationnel et argumenté. Il avait réponse à tout, c'est-à-dire à rien… Que l’on songe ici au Dieu Grand Horloger, chiquenaude céleste, à l’origine de tout ce qui est, au Grand Législateur, fondement et garant de l’idée de Loi et de Morale.

3.        De fait, de nos jours, Dieu est devenu équivoque. Même s’il existe, il n’est qu’une partie du tout. Il n’occupe que la marge de la conscience humaine et de l’histoire qu’écrivent les hommes. Il n’est plus au cœur de ce qui fait le train du monde. Les dieux modernes que sont l’Argent, le Marché, le Pouvoir ou le Sexe, etc., même s’ils ne sont que des fantasmes, des constructions humaines et des illusions, imposent, eux, leur efficacité. Ils sont en phase avec les attentes et aspirations du monde. Ils fonctionnent avec des effets réels.

4.        Lorsque Dieu disparaît de l’horizon, l’homme naturellement prend la place. L’histoire de l’athéisme et d’une certaine modernité se comprend à la fois comme protestation légitime de la conscience et de la liberté humaines face à l’emprise totalisante, totalitaire de la religion sur les individus et les sociétés. Mais elle reflète et cristallise aussi l’excessif de l’homme, sa volonté de puissance, qui l’érige en sujet absolu et, par là même, «oublie» sa prime condition.

5.        Mais les substituts de Dieu, de nos jours, ont engendré le pire. Après Auschwitz, Hiroshima et le Goulag, après la répétition et la fureur des génocides, comment peut-on se dire encore «humain»? En effaçant Dieu de l’horizon des consciences, notre modernité n’a pas supprimé pour autant ce qui est en cause-là. Malgré la critique des images et représentations de Dieu, subsiste encore une fonction, une relation à ce qui, en l’homme, demeure hors de toute prise et emprise3. Comment, dès lors, envisager cette «fonction»?

6.        La «fonction Dieu» est ce qui permet à l’être humain d’assumer sa condition, «ce par quoi» il vient à lui-même. Cette fonction est la relation tout à fait fondamentale où l’humain trouve son assurance première, ce qui lui permet de se supporter d’être, le «ce sans quoi il n’est pas». On dira: naissance de l’humain en l’homme, riposte à ce qui défigure, mortifie et détruit.

7.        Aujourd’hui, avec l’implosion du mot Dieu et de ses substituts, on ne peut plus s’approprier cette «fonction Dieu», l’assigner à résidence surveillée ou l’enclore dans des espaces religieux et philosophiques assurés d’eux-mêmes. C’est comme si cette fonction renvoyait à un «lieu vide». Elle est devenue «insaisissable»; elle est, si l’on veut bien, sans nom, sans attache, une relation à «rien». Pourtant, cette fonction est le «bien propre» de l’homme, jamais maîtrisable, toujours donnée dans une distance infinie. Elle est, en l’être humain, ouverture infinie qui défait ses certitudes et ses belles assurances.

8.        On dira peut-être: que voilà de belles idées! Mais n’est-ce pas planter des clous sur un nuage? Il importe ici de différencier la pensée sceptique, qui déclare que l’insaisissable demeure inconnu voire inconnaissable, de la pensée critique, qui envisage l’insaisissable en tant que réalité qui échappe à toute maîtrise et se tient au-delà de toute connaissance. A ce point ultime de la connaissance, on sait qu’on ne sait rien ou peu, mais qu’il faut quand même en rendre compte et le dire… Rappelons-nous que dans la construction des savoirs, nos connaissances ne sont que des lacunes dans notre ignorance, qu’il convient cependant d’honorer et de faire fructifier, de transmettre et de partager.

9.        Dans le même mouvement, la pensée critique défait aussi bien toute objectivation ou représentation de Dieu qu’elle défait toute ambition à enclore l’être humain dans une assurance satisfaite. Fin de la double prétention: de la croyance qui n’a rien à apprendre. De la critique qui est aussi sûre d’elle que les croyants de leurs croyances. L’unique affaire est que ce chemin de vérité demeure délié des objectivations qui fixent, classent et enferment.

10.        Si le «plus que nécessaire à l’homme» demeure hors saisie et maîtrise, où et comment le connaîtrons-nous? En vérité, ce «plus que nécessaire» est donation de vie, délivrance de l’abîme. En des temps plus anciens, mais tout autant actuels, on l’appelait Agapè. L’aimer est ce qui confère aux humains leur assurance première en leur donnant de se tenir debout, de se supporter d’être nés, d’être accueillis, reconnus, acceptés comme présence et personne, un peu comme ce que procure la mère dans sa présence à l’enfant. Cet éveil d’humanité est naissance de l’humain en l’homme. Il peut partir de n’importe où, que l’être humain soit chrétien ou non, croyant ou incroyant. Il suffit qu’il perçoive le don venant vers lui de cet Imprenable4.

11.     Dire Dieu ou pas, affirmer qu’il existe ou pas, n’est pas le choix premier et décisif. Car nommer Dieu est aussi redoutable que de ne pas le nommer. Ce qui importe, c’est «la relation avec ce qui, en l’être humain, lui donne assurance première et le sépare du drame d’être né 5.

12.     Si, dans ce mouvement, l’on tient encore à «nommer Dieu», à revenir à des images, des représentations, en raison de l’impossible neutralité et de la nécessaire parole6, ce sera purifier le langage. Déconstruire les mots, les images, les représentations. Dans ce travail du langage, nous aurons à laisser advenir le Dieu de la gratuité et le découvrir comme événement sans pourquoi ni comment, comme source vive qui vient de plus loin que nous et qui, pourtant, coïncide avec la naissance de l’homme à sa vérité la plus profonde7.

13.     Dans la langue du poète et passeur de mots Christian Bobin: «Le mot «Dieu» est comme le mot «amour»: ce n’est pas pour nommer quelque chose que je les utilise. C’est pour protéger ce que je ne sais nommer, pour l’envelopper d’un silence, pour mettre entre cette chose et toute intelligence convenue un espace infranchissable, afin que ce qui vient sous ces noms-là continue à venir, à prendre force et plénitude» 8.

Il y a un silence sur «Dieu» qui est sa disparition pure et simple. Mais il y a une abstinence de langage à son sujet qui est simplicité, respect et mesure, attente pour faire place à sa possible venue en vérité9.

14.     Si on tient encore à nommer ce qui vient par le mot «Dieu», on pourrait dire: «Dieu est en l’homme un point de lumière qui précède toute raison et toute folie et que rien n’a puissance de détruire. Croire en Dieu consiste en ceci: croire qu’en tout être humain réside ce point de lumière»[10]. «Dieu» est un petit mot qui n’a que la force fragile d’une promesse. Ce qu’elle nous dit cette promesse, c’est qu’en amont, en aval comme au cœur de notre vie, se tient une source de lumière, un éclat de bonté… Sur lesquels nous pouvons prendre appui pour déployer nos ailes, prendre notre envol et naviguer par tous les temps de la vie…

15.     Dès lors, croire n’est pas d’abord adhérer à un corps de doctrines, valider une dogma-discipline, se refermer voire se crisper sur une tradition, une pratique ou une idée, ce n’est pas non plus un simple «s’en remettre à», un «faire confiance», mais c’est prendre conscience que ce point de lumière m’habite depuis toujours et tenter d’en vivre en lui donnant forme

Ressources bibliographiques

- Bellet Maurice, Dieu personne ne l’a jamais vu, (DPJV), Albin Michel, 2008

- Bellet Maurice, Si je dis Credo, (SJDC), Bayard, 2012

- Bellet Maurice, L’explosion de la religion (ER), Bayard, 2014

- Danièle Hervieu-Léger, «Pertinence du christianisme dans une société séculière», conférence donnée dans le cadre du mouvement Pertinence, le 17 février 2016 à Lausanne

- Radcliffe Timothy, Pourquoi donc être chrétien ?, Flammarion, Champs essais, 2010.

Lausanne, le 1er février 2017


1 C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage de Maurice Bellet paru en 2008, Dieu, personne ne l’a jamais vu, Albin Michel.

2 La «mort de Dieu», annoncée notamment par Nietzsche, peut s’entendre de manières différentes. Comme l’affirmation d’un «Ciel désormais vidé de toute substance religieuse» qui, tel un miroir, ne renverrait l’Homme qu’à lui-même (mais, aujourd’hui, une telle lecture est démentie par les données auxquelles se réfère la sociologie) ou alors, et c’est la lecture que je privilégie, comme fin d’une certaine représentation de Dieu.

3 On sait que le mot Dieu est constitué d’images et de représentations qui ont évolué dans le temps et dans l’histoire de l’humanité et du christianisme en particulier. Comme les feuilles de l’arbre qui tombent en automne, certaines représentations de Dieu, en lien avec l’évolution historique, le développement des sciences et des techniques, le contexte de vie dans lequel elles s’inscrivent, sont en train de disparaître. Il se pourrait bien que les images du Dieu théiste, principe métaphysique et personnel, deviennent peu à peu caduques. Mais reste encore une «fonction» du mot Dieu qui, elle, traverse le temps et l’histoire… et qu’il s’agit de décoder et d’interroger: «De nos jours, de quoi le mot Dieu est-il encore le nom»?

4 Le mot Dieu n’est là que pour rappeler que ce que nous sommes commence par le don, en amont de tout, qui nous justifie d’être nés et d’être là (Bellet, SJDC, p. 56).

5 Dieu ou ce qui se tient derrière ce mot n’est pas d’abord objet de croyance, comme s’il était question d’une réalité qui viendrait s’ajouter à celle que nous connaissons. Ce dont il s’agit ici, c’est «la relation avec ce qui, en l’être humain, lui donne assurance première, que cela soit nommé ou pas, ou même qu’il en ait conscience ou pas» (Bellet, SJDC, p. 59). Cette relation dit ce par quoi le monde tient ou se défait. Plus que l’existence ou non de Dieu ou la manière de se le représenter, ce qui importe, c’est la signification que ce mot revêt pour les humains: car, avec ou sans théologie, avec ou sans le mot Dieu, il faut bien que nous habitions ce monde et puissions assumer la vie qui s’y donne, la nôtre d’abord. Où l’on voit alors que croire en l’homme n’est pas plus aisé que croire en Dieu (Bellet, SJDC, p. 66).

6 Dieu, on ne peut le dire, mais on ne peut le taire… Nos représentations de Dieu sont comme un cube que l’on dessine au tableau noir. Ce n’est pas un cube, mais pourtant le dessin, de manière analogue, le rend présent à qui peut voir, sans voir (Bellet, SJDC, p. 55).

7 De nos jours, il importe de dépasser l’idée d’un Dieu utile, répondant directement aux attentes des hommes, sans que cela aboutisse pour autant à l’inscrire dans l’arbitraire, le facultatif et l’insignifiant. Parce que Dieu est «au-delà de l’utile et de l’inutile», il se refuse à être un «Dieu bouche-trou», principe explicatif du monde, substitut aux faillites humaines, réponse venant combler les failles, les limites de notre finitude. Si Dieu n’est pas nécessaire (de la nécessité de l’utile), c’est qu’il est «plus-que-nécessaire».

8 Christian Bobin, L’épuisement, Le temps qu’il fait, 1994, p. 12. S’approcher de Dieu, du divin, c’est toujours l’éloigner de ce que nous avons déjà pensé et construit. Désirer l’invoquer, le prier, c’est purifier le désir, mettre à mal tout ce qui fait de Dieu un objet de savoir. Thomas d’Aquin, le Docteur Angélique, le rappelle à l’envi: «Quand nous allons vers Dieu par le chemin de l’élimination, nous nions d’abord de lui les représentations corporelles, puis même les représentations intellectuelles, telles qu’elles se trouvent dans le créé; alors demeure seulement dans notre esprit que Dieu existe et rien de plus. Finalement ce fait même d’exister, tel qu’il est dans le créé, nous l’écartons de Dieu; alors l’esprit reste dans une espèce de ténèbre d’ignorance. C’est avec cette ignorance propre à un être en route que nous sommes le mieux unis à Dieu. C’est elle qui est cette espèce d’opacité dans laquelle il est dit que Dieu habite», Sent. Dist. VIII, q.1.
Dès lors, invoquer Dieu, le prier est une couleur de l’âme, une tonalité du chant intérieur, une allure de l’esprit qui habite jusqu’à la plus haute pensée. Le contenu des choses religieuses s’en trouve transmué. En tout (interprétations, récits, discours, expériences, doctrines et rites) doit se faire l’œuvre de vérité. Jusqu’au silence.

9 Il y a peut-être des êtres particuliers qui sont dépendants de leur condition d’énonciation, de la tonalité dans laquelle on en parle. «Dieu» pourrait être un être sensible à ce qu’on dit de lui…, un être qui apparaît ou disparaît selon la manière dont on l’énonce, le proclame, le prononce, le parle…: «Vivre en fonction d’un Dieu, c’est témoigner pour ce Dieu. Mais prends garde aussi pour quel Dieu tu témoignes: il te juge (…), il te situe dans la portée de ton action», Etienne Souriau, Les différents modes d’existence. Suivi de «L’œuvre à faire», avec une introduction d’Isabelle Stengers et Bruno Latour, PUF, 2009 (1943), p. 191. Serait-il possible dès lors que l’homme pour ne pas «manquer Dieu» s’adresse à «Dieu» dans Sa langue, celle de l’attention et du dénuement qui est désappropriation des images, décantation et simple tenue dans l’Ouvert?

[10] Maurice Bellet, (DPJV), p. 95.