Contre l’initiative de l’UDC « Le droit suisse au lieu des Juges étrangers » :

Droits fondamentaux :

Constitution fédérale et Convention européenne

Marc-André Freudiger

La reconnaissance et la proclamation des droits fondamentaux est née d’une réaction contre les abus de pouvoir des puissances dirigeantes, pour rappeler que tout pouvoir est soumis à une exigence de respect, de justice et de liberté qui lui est antérieure. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 17891 ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 19482 illustrent bien cette compréhension.

La reconnaissance et la proclamation des droits fondamentaux s’inscrit dans le prolongement de la tradition juive pour laquelle même le roi était soumis à la loi de Dieu3 et de la tradition chrétienne pour laquelle la souveraineté de César n’efface pas celle de Dieu. Les deux traditions reconnaissent l’antécédance de l’alliance de Dieu (promesse et loi) sur les pouvoirs humains.

Dans cette perspective, en même temps qu’ils la limitent, les droits de l’homme fondent la démocratie. C’est parce que tout homme est appelé à la liberté et à la justice que le pouvoir doit être démocratique. En conséquence, il y a contresens fallacieux et ruineux quand le pouvoir démocratique se pose, ou est posé, en fondateur des droits fondamentaux. Il renverse l’ordre des choses et il se donne comme un pouvoir sans limites.

Par son initiative Le droit suisse au lieu des Juges étrangers, l’Union Démocratique du Centre entend faire prévaloir le droit suisse sur le droit international, ce qui aurait pour effet, entre autres, de mettre fin à l’adhésion de la Suisse à la Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). En commmentaire à son initiative, l’Union Démocratique du Centre prétend dans l’édition spéciale de son périodique de mars 20154 que la Constitution fédérale suisse suffit à garantir les droits de l’homme, que la Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’apporte rien de plus et que la Suisse ne perdrait donc rien à ne plus y adhérer. Qu’en est-il à y regarder de près ?

Droits fondamentaux et Constitution fédérale

La Constitution fédérale de la Confédération suisse exige le respect de la dignité humaine et des droits fondamentaux en son Titre 2 (articles 7 à 41). Cette exigence est motivée dans le Préambule :

« Au nom de Dieu Tout-Puissant !
Le peuple et les cantons suisses,
conscients de leur responsabilité envers la Création,
résolus à renouveler leur alliance pour renforcer la liberté, la démocratie, l'indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d'ouverture au monde,
déterminés à vivre ensemble leurs diversités dans le respect de l'autre et l'équité, conscients des acquis communs et de leur devoir d'assumer leurs responsabilités envers les générations futures,
sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres,
arrêtent la Constitution que voici : »

La Constitution fédérale marque ainsi la volonté du peuple suisse de reconnaître et de respecter les droits fondamentaux. Sa motivation réside dans la conscience de sa responsabilité envers la Création et dans sa résolution à renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix. L’acte constituant et la Constitution ont lieu « Au nom de Dieu Tout-Puissant ».

Il est incontestable que la Constitution fédérale offre une protection contre l’oppression et les abus de pouvoir. Néanmoins, on peut remarquer que la reconnaissance et la proclamation des droits fondamentaux sur la base de la Constitution fédérale ne va pas sans quelques failles et insuffisances :

Droits fondamentaux et Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales

La souveraineté de la Confédération suisse jouit d’une reconnaissance sur le plan international8 de la part de l’ONU et de l’ensemble des Etats. Cette reconnaissance est garantie par l’existence d’un droit international. Sans l’existence de ce droit, la souveraineté de la Confédération serait à la merci des rapports de force entre Etats. Rien n’empêcherait qu’elle soit dépecée ou abolie au gré d’une volonté de conquête ou de l’intérêt de puissants voisins.

Le droit international règle les relations entre Etats. Il est fondé sur le principe de l’égale souveraineté des Etats et fonctionne sur le modèle du contrat. C’est un engagement qu’un Etat prend avec un ou plusieurs autres Etats, ou communauté d’Etats, et qui les lie. Il ne s’agit donc pas d’une obligation dictée de l’extérieur : l’engagement est pris par des Etats libres et souverains. Et si l’engagement pris limite l’auto-détermination des Etats, il s’agit bien de limitations consenties souverainement. « Le droit international ne prime sur le droit national que parce qu’il est le résultat de l’engagement pris par les Etats eux- mêmes à travers un traité »9.

La Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), née et entrée en vigueur après la deuxième guerre mondiale à la suite des horreurs nazies, affirme l’attachement commun des Etats signataires aux libertés fondamentales, « dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme » ; et elle vise à « assurer la garantie collective » de ces droits en permettant un contrôle judiciaire de leur respect.

La CEDH unit ainsi ses membres dans un commun engagement à respecter les droits fondamentaux. En adhérant à cette convention, un Etat souverain quitte son isolement pour entrer dans un espace international où la primauté du droit est affirmée et dans une collectivité où les membres mettent les droits fondamentaux à la base de leur législation et s’engagent mutuellement à les respecter. Pour un petit Etat, l’appartenance à une telle collectivité constitue une garantie pour la reconnaissance de son droit et de sa souveraineté. Mais ce faisant, il atteste aussi que la souveraineté populaire n’est pas ultime, qu’elle a des comptes à rendre, et que ses décrets ne sont pas suffisants pour garantir un îlot de droit au milieu des turbulences internationales.

La CEDH ouvre aussi l’espace national des Etats signataires au regard judiciaire de la Cour européenne des droits de l’homme, mise en place en 1959, et elle autorise toute personne relevant de sa juridiction à y faire appel, après épuisement des voies de recours dans son pays, si elle s’estime victime d'une violation de ses droits ou libertés, garantis par la Convention. La Cour européenne des droits de l’homme est composée de juges issus des Etats contractants, un pour chaque Etat, et siégeants à titre individuels. Les Etats signataires se trouvent ainsi soumis aux jugements possibles de la Cour européenne. Comme tous les jugements, ils peuvent être controversés.

Pour la Suisse, l’avantage d’adhérer à la CEDH est l’obtention d’une reconnaissance mutuelle avec des Etats qui soumettent leur souveraineté au respect des droits de l’homme. En acceptant des règles qui restreignent sa souveraineté, la Suisse peut en même temps exiger des autres Etats que les mêmes règles soient respectées à son propre bénéfice10. Ce qui est bien un avantage : sans cette mutualité, pas de prise sur l’autre, sinon par la force, ce qui pour un petit Etat n’est guère envisageable... !

Le citoyen suisse y trouve également avantage, avec la possibilité de faire valoir ses droits en cas de défaillance de son propre pays. Il n’aurait pas cette possibilité de recours s’il ne disposait que de la Constitution fédérale et du droit suisse.

Les inconvénients de l’adhésion pour la Suisse, ce sont, d’une part, les situations conflictuelles qui peuvent naître entre la CEDH et une initiative populaire ; et d’autre part, la possibilité de se trouver désavouée par des jugements de la Cour européenne.

Par rapport au premier inconvénient, on peut faire valoir que si l’initiative populaire entre en conflit avec la CEDH, c’est précisément parce qu’elle pose problème par rapport au respect des droits fondamentaux, ce qui représenterait plutôt un garde-fou qu’un inconvénient ; quant au 2ème inconvénient, la possibilité de se trouver exposé à un jugement discutable est compensée par le privilège de pouvoir faire valoir ses droits contre les défaillances de son propre pays ; au reste, il est plusieurs jugements de la Cour européenne qui ont permis des avancées dans le droit suisse.

A cet égard, il n’est pas inutile de préciser que le vocabulaire utilisé par l’UDC est trompeur : on ne peut qualifier sans autres la Cour européenne de « Juges étrangers » puisqu’il ne s’agit pas de la Cour d’un Etat étranger, mais d’une cour internationale où chaque Etat susceptible d’y être jugé y est représenté et où figure un juge suisse, qui a voix au chapitre lorsqu’il y a litige avec la Suisse.

Au total

On peut considérer que l’adhésion de la Suisse à la CEDH représente un apport significatif et déterminant par rapport au respect des droits fondamentaux et à leur garantie. La CEDH lui assure au plan européen, et donc avec ses voisins directs, un régime de droit respectueux des libertés fondamentales que ne pourrait pas lui apporter sa seule Constitution fédérale et elle peut servir de garde-fou par rapport aux failles que laisse apparaître la Constitution fédérale.

Dès lors que l’on tient pour ruineuse une souveraineté populaire sans limite et pour fondamental sa soumission au respect des droits de l’homme, et si par surcroît on est attaché à la vision judéo-chrétienne, il ne faut pas laisser prévaloir le droit national sur le droit international. Il faut rejeter l’initiative de l’UDC.

1Cf. « ...considérant que le l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seuls causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements... »

2Cf. « ...considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression.

3Cf. les histoires de David et d’Urie (2S 11-12) ou d’Achab et de Naboth (2R 21).

4Edition spéciale de l’Union démocratique du Centre, www.udc.ch, édition de mars 2015, p. 6.

5On le constate, par exemple, avec l’initiative « Pour le renvoi des étrangers criminels ».

6La mise en responsabilité est mince et vague : « envers la Création » et « envers les générations futures »...

7On le constate, par exemple, avec l’initiative « Pour le renvoi des étrangers criminels ».

8Cf. l’Acte de reconnaissance de la neutralité perpétuelle de la Suisse, signé lors du Congrès de Vienne en 1815

9Walter Kälin, professeur de droit, cité par Denis Masmejan, Comment défendre les juges étrangers, in journal Le Temps du vendredi 10 octobre 2014.

10Cf. : « Pourquoi les Etats souverains acceptent-ils de se lier par des règles contraignantes en droit international, alors qu’ils pourraient jouir chacun de leur souveraineté sans restriction ? Parce que les règles auxquelles ils consentent sont à la fois des limites qu’ils imposent au libre exercice de leur souveraineté, mais aussi des droits qu’ils acquièrent et dont ils pourront exiger le respect à leur bénéfice de la part de leurs partenaires internationaux, dont la liberté est ainsi limitée à leur profit. C’est le même raisonnement que les philosophes du XVIIIe siècle ont appliqué pour expliquer le renoncement des individus à leur liberté dans «l’état de nature» au profit d’une vie en société. » Nicolas Levrat, Professeur de droit international et européen, directeur du Global Studies Institute de l’Université de Genève, L’UDC veut mettre fin à la neutralité suisse, in journal Le Temps de mardi 24 mars 2015.