Quelle pertinence pour le christianisme dans une société sécularisée ?

Danièle Hervieu-Léger

(reprise de son exposé donné à « Pertinence », le 17 février 2016, à l’ECT)

Il y a deux façons pour moi de me situer dans la discussion sur la « pertinence du christianisme dans une société sécularisée », dont vous avez voulu faire le moment inaugural du lancement public de votre mouvement. La première correspond à la compétence professionnelle d’une sociologue de la modernité religieuse traitant d’un objet – le christianisme – pris dans les transformations et turbulences du monde contemporain. La seconde est de répondre à la sollicitation des organisateurs de manière plus personnelle, en assumant que la question posée touche à des enjeux qui ne me sont pas tous d’ordre purement scientifique. A vrai dire, je n’ai pas envie de choisir entre l’une et l’autre de ces approches : au risque donc d’un mélange des genres, je vais jouer, jusqu’à un certain point, sur les deux tableaux.

I. Commençons d’abord par des éléments indispensables – et quelque peu rebattus – de mise en perspective sociologique. L’histoire de notre modernité occidentale est couramment présentée comme celle du processus de très longue durée à travers lequel le monde social s’est extirpé de la tutelle englobante de la religion. La trajectoire de cette émancipation peut elle-même être déclinée selon trois lignes principales, que l’histoire a tissées entre elles :

- La première est celle de l’avancée de la rationalité scientifique et technique qui a progressivement dépouillé les mystères auxquels les cosmologies anciennes donnaient leur sens mythique, et qui a désorganisé les grands récits religieux d’explication du monde naturel, social et historique.

- La deuxième est la trajectoire de l’affirmation de l’autonomie du sujet, qui se saisit de ce monde avec les moyens de sa raison et prend lui-même en charge, avec d’autres sujets impliqués dans le débat public, la production de l’orientation qu’ils entendent ensemble donner à leur histoire. Ce grand tournant de la modernité politique fut celui de l’émergence de la figure du citoyen. Il correspond à ce renversement de la souveraineté souvent décrit, par Marcel Gauchet notamment1 : la loi descendait du ciel ; elle émane désormais d’en-bas, c’est à dire de la volonté du corps souverain. Dans ce processus, la religion se trouva progressivement refoulée hors de la sphère publique et renvoyée au domaine privé ; on se souvient de Kant, définissant les Lumières comme la séparation du public et du privé, la religion (comme la famille) relevant précisément de cette sphère privée2.

- La troisième ligne décrivant l’avènement historique de la modernité est celle de la dissociation des sphères d’activité, et plus largement ce processus que la sociologie désigne comme celui de la « différenciation des institutions » : le domestique, l’économique, la religion, la politique, la science, l’art, etc. s’établissant comme des sphères d’activité distinctes, évidemment reliées entre elles par de multiples fils, mais séparées en droit, et gouvernées par une règle de jeu spécifique.

La sociologie de la modernité religieuse s’est entièrement construite, depuis un siècle et demi, à partir de ce triple scénario de la modernisation : le paradigme de la perte religieuse du monde moderne a été – sous différentes variantes en fonction des contextes culturels – le fil rouge de toutes les théories de la sécularisation. L’idée-force était que, sous la double pression de l’hégémonie de la rationalité instrumentale et de l’autonomie du sujet, la religion, devenue une option purement privée des individus, était vouée à s’effacer comme principe structurant et puissance dynamique du social. La France a produit une version extrêmement abrupte de ce paradigme de la perte, indexée sur le combat inexpugnable des « deux France » – la France catholique et traditionnaliste issue de l’Ancien Régime / l’ordre nouveau issu de la Révolution française – qui vit la victoire en rase campagne de la République sur l’Eglise romaine. Les Etats-Unis en ont produit une version euphémisée, sous les espèces de la privatisation et de la pluralisation du religieux sous l’aile de la « religion civile ». Mais si ces trajectoires singulières des rapports du religieux et du politique ont produit des modèles différents de la séparation de l’Etat et des Eglises (séparation faite pour protéger la République des prétentions de la religion en France, pour protéger la liberté religieuse des menées coercitives de l’Etat aux Etats-Unis), elles ont convergé néanmoins dans l’affirmation du caractère inéluctable de l’avancée des autonomies humaines, et de la liquidation corrélative de la régie religieuse de la politique et de la société. Dans ce grand scénario de la perte, la religion n’était pas supposée disparaître purement et simplement. Mais elle s’effaçait de la scène institutionnelle, en subsistant comme une composante croyante, éthique et esthétique, d’une culture séculière et plurielle.

II. Cette évidence d’un effacement inévitable de la religion dans toutes les sociétés modernes a gouverné les sciences sociales du religieux jusqu’à la fin des années 1970. Une série de phénomènes, qui prirent de court – il faut bien le dire ! – tous les spécialistes du religieux, obligèrent ces derniers, à partir des années 1980, à opérer une révision de ce paradigme de la perte, non pour annuler les hypothèses fondatrices des théories de la sécularisation, mais pour les enrichir et les compléter. Je me contenterai ici d’énoncer d’un mot les différentes raisons qu’il y eut de procéder à ce réexamen.

- La première fut l’évidence d’un retour du religieux sur la scène publique, non seulement dans des pays où la sécularisation avait été la politique d’un gouvernement autoritaire (comme en Iran), non seulement dans des pays où la religion était le seul lieu d’expression possible d’une protestation contre la dictature politique (comme en Amérique latine ou dans les pays communistes d’Europe de l’Est), mais au cœur des sociétés démocratiques occidentales. Le retour des protestants évangéliques en politique aux Etats-Unis, dans le sillage de la Moral Majority, constitua un signal majeur en ce sens.

- La seconde fut la découverte de l’émergence et de l’installation durable des « Nouveaux mouvements religieux » – à l’extérieur et à l’intérieur des grandes Eglises – sur la scène religieuse de ces mêmes sociétés démocratiques. Le développement des mouvements charismatiques et autres communautés nouvelles de terrain chrétien, mais aussi la prolifération des groupes spirituels composant avec les traditions les plus diverses, ou inventant leur propre tradition, conduisirent certains chercheurs à parler (fort mal à propos, selon moi) du « retour du religieux », comme s’il avait disparu et effectuait un come back contre toute attente… Pour que le religieux revienne, il fallait être certain qu’il fut jamais parti : ces émergences nouvelles obligeaient avant tout à reconsidérer les critères institutionnels (celui des pratiques cultuelles notamment) généralement utilisés pour évaluer la vitalité religieuse de nos sociétés.

On prit alors la mesure de ce que cette focalisation sur les pratiques religieuses avait contribué à dissimuler : à savoir, la résistance des croyances et attentes spirituelles dans des sociétés où les grandes institutions religieuses encadrent de moins en moins la régularité observante et croyante de leurs « fidèles ». L’entrée des sociétés occidentales dans la phase d’incertitude structurelle qui mit fin au récit triomphant du progrès économique et social issu des « Trente glorieuses » contribua à activer dans des proportions inédites ces croyances et ces attentes. Revinrent alors sur le devant de la scène les considérations sur les « religions séculières » des sociétés modernes développées par des philosophes du politique (Raymond Aron fut le premier d’entre eux) : considérations peu entendues, en leur temps, par des sociologues des religions obsédés par l’affaissement des grandes Eglises, mais qui pointaient déjà l’absence d’équivalence entre la perte d’emprise des Eglises et la laïcisation des sociétés modernes d’un côté, la fin de la religion de l’autre.

Ces questionnements rencontraient, dans le même temps, la prise de conscience de la déstabilisation des évidences concernant la privatisation du religieux, induite par l’installation durable et visible dans les sociétés occidentales de religions (l’islam au premier chef) qui n’entretiennent pas le même rapport à l’espace public que celui d’un christianisme ou d’un judaïsme acculturés, le voulant ou non, à la modernité. Dans ce nouveau contexte, la sécularisation cessait de se confondre avec la fin de la croyance et même de la religion : on mit alors en avant la dérégulation générale de la scène religieuse.

Cette dérégulation manifestait, en premier lieu, la disqualification de la capacité normative des institutions religieuses. Dans les sociétés modernes, et surtout dans les sociétés de haute modernité où triomphait la culture de l’individu, avec ses affects et ses aspirations à l’accomplissement de soi, la religion ne disparaissait pas : elle se reconfigurait en s’intégrant au tableau de ce que Jean Baudrillard décrivit, au début des années 1980, comme l’avènement de la « modernité psychologique », gouvernée par le droit de chacun de choisir, en même temps que les orientations de sa propre vie, ses croyances et ses affiliations, notamment dans le domaine spirituel. Dès lors, laissant de côté la question de l’hémorragie des populations fidèles pour étudier l’ensemble des processus de la dérégulation du religieux, les sciences sociales des religions s’attachèrent, à partir des années 1980, à décrire les logiques de bricolages croyants individuels, les manifestations de la fluidité des appartenances, et la montée en puissance de la « religion choisie »3. Le religieux lui-même se révélait pris dans la vague de la révolution de l’individu. Je suis portée, pour ma part, à faire du desserrement de la contrainte procréative, induit par la libéralisation de la contraception, le point le plus crucial de cette révolution. En même temps qu’elle révélait « la question des femmes » comme le pivot des grands mouvements culturels des années 1970, cette mutation majeure mettait à mal le noyau le plus résistant des visions de l’« ordre tenu d’en-haut » (qu’il s’agisse de l’ordre de la nature ou de la loi divine). Elle emportait avec elle les régimes d’autorité gagés sur cet ordre (celui des pères et celui de Dieu, ou des institutions qui parlent en son nom) : on sait quelle spirale de la disqualification a induit, dans le catholicisme romain, la publication, en 1968, de l’encyclique Humanae Vitae. Mais des confessions plus libérales sur ce terrain n’ont pas été épargnées par les transformations du couple et de la famille, inséparables de ce moment. En tout état de cause, les mouvements qui déployaient sur le terrain culturel, et jusque dans le domaine de l’intime, le processus de l’affirmation des autonomies plaçaient les institutions religieuses dans l’œil du cyclone : non seulement en déstabilisant politiquement leurs hiérarchies et leurs systèmes organisationnels, mais en mettant en question le régime de vérité qui les fonde. Plus largement, c’est de l’effritement de la matrice culturelo-religieuse des sociétés occidentales qu’il importait dès lors de rendre compte. Je m’y suis essayée, pour ma part, en explorant, sur le terrain français, les logiques de l’exculturation d’une matrice catholique et romaine qui a modelé jusqu’à la laïcité elle-même4.

III. Mais l’analyse ne s’épuisait pas dans l’exploration de la mutation des formes et des expressions de la religiosité, ou dans l’analyse de la perte d’autorité des institutions religieuses. Elle devait se saisir en même temps d’un fait co-occurent et paradoxal : celui du retour en force – et en première ligne – de la « question religieuse » au cœur de ces sociétés culturellement, et non plus seulement politiquement, sorties de la religion. Ce retour s’est exprimé et s’exprime toujours dans les appels de certains groupes et courants croyants à trouver dans le religieux les « socles de certitude » permettant d’affronter la complexité du monde. Cette dernière tendance n’est pas, comme on le croit parfois, le seul fait de populations issues de l’immigration, cherchant du côté de l’islam la patrie portative propre à répondre au déficit de leur intégration économique, sociale, politique et culturelle. Elle se manifeste également dans la séduction montante qu’exerce notamment, au sein de toutes les Eglises chrétiennes, l’expression d’un christianisme affirmatif, ostensible, opposant une vérité donnée une fois pour toutes aux incertitudes du présent. Ces courants sont divers, et ils recrutent, pour une bonne part, au sein de populations parfaitement « intégrées » », mais qui se perçoivent menacées par la pluralisation et par ce qu’ils vivent comme l’opacité de ce monde.

Cet appel à la lisibilité rassurante des normes religieuses données d’en-haut se nourrit pour une large part des incertitudes et des frustrations que la modernité avancée a elle-même tissées, et qui se sont dramatiquement aggravées depuis le début des années 1990, du côté des folies du marché, de la destruction de l’emploi, de la crise écologique ou de l’instabilité géopolitique planétaire. Au cœur de ce trouble, il y a la dérégulation généralisée, devenue principe de gouvernement de notre monde économique et social. Il ne s’agit pas d’une crise de conjoncture particulièrement longue et profonde. Il s’agit d’un état structurel qui engage notre rapport à l’environnement et à la nature, à la technique et au progrès lui-même dont les finalités sont de moins en moins lisibles, sinon à travers les profits réservés à quelques-uns seulement au détriment du plus grand nombre. Cette incertitude délibérément entretenue comme dispositif de sélection sociale et culturelle autant qu’économique a transformé la prise de risque, qui est le ressort naturel de l’esprit entrepreneurial, en une logique du « coup à jouer », à peu près complètement déconnectée de tout questionnement sur le bien commun. Cette situation laisse les individus qui subissent les à-coups de cette logique dans une incapacité à comprendre le sens de la spirale du changement dans laquelle ils sont aspirés, et donc à donner sens pour eux-mêmes aux épreuves qu’ils vivent.

Or, dans cette situation, la religion s’offre comme un dispositif compensateur extraordinairement efficace. Tout système religieux du croire a en propre, en effet, d’offrir, « clés en mains », un récit de la continuité qui inscrit chacun dans la longue histoire d’une « famille » particulière. Il établit en même temps un catalogue des absoluités, qui constituent des points d’appui supposés sûrs dans la tempête. Il constitue enfin une puissante fabrique du « nous », à travers les gratifications émotionnelles qu’assure la participation communautaire. Ce dispositif a de quoi attirer et séduire des individus privés de stabilité matérielle, sociale et psychologique, et spécialement ceux qui vivent le plus durement l’expérience du déracinement, les effets de la fragmentation des relations sociales ou l’absence de perspective d’évolution personnelle.

Une solution d’identification « clés en mains » : c’est bien là le problème. Nos sociétés se sont émancipées – et c’est la grande conquête de la modernité – de la tutelle englobante de la religion. Elles ont progressivement érodé la mémoire culturelle du long travail civilisationnel qui restait la trace de cette emprise ancienne dans un monde devenu autonome, jusques et y compris dans les embaumements patrimoniaux qu’elles consacrent à ces « trésors du passé ». Les différentes « traditions religieuses », ainsi déconnectées des grands récits partagés qui les ont portées pendant des siècles, sont devenues des boîtes à outils symboliques, désormais disponibles en accès libre et offerts à tous les réemplois individuels et collectifs, et, partant, à toutes les instrumentalisations politiques. La mise en sens de l’expérience ordinaire que permet le recours à ces traditions se trouve ainsi à peu près entièrement désorbitée des dispositifs de la transmission à partir desquels ces répertoires religieux ont pris corps historiquement dans le tissu culturel des sociétés occidentales. Disons, en dramatisant un peu, qu’un scénario catastrophe du religieux dans les sociétés de très haute modernité se présente ainsi à nous aujourd’hui : d’un côté, une offre symbolique surabondante, présente sur le marché mondialisé des discours du sens ultime ; de l’autre, la disparition des « filtres culturels » qui assuraient la régulation de leur appropriation (et de leur critique) au sein de la famille, des institutions scolaires et des institutions religieuses. Cette disponibilité des « vérités religieuses », saisies comme des blocs de signification donnés une fois pour toutes et rendus imperméables à tout travail d’interprétation, les transforme aisément en « marqueurs identitaires », non seulement, comme le suggère une sociologie un peu plate, pour des individus plus ou moins déboussolés, issus des couches sociales les plus directement soumises à l’insécurité économique et sociale, mais également pour d’autres, qui mobilisent la référence à la « vérité » religieuse comme un emblème de la supériorité d’un ordre culturel, moral et politique, dont ils se proclament les garants.

IV. C’est sans doute parce que j’avais ce scénario en tête en lisant la charte du mouvement Pertinence que je l’ai interprétée d’emblée comme une tentative vigoureuse pour sortir de ces réinvestissements identitaires du religieux en mobilisant contre eux la force critique du christianisme lui-même. L’ambition est de promouvoir, est-il écrit,

- un christianisme libre, c’est-à-dire sorti des carcans dogmatiques que d’aucuns s’emploient à réhabiliter au motif de leur efficacité « thérapeutique », simplificatrice et donc rassurante, dans un monde réputé « malade » et « privé de repères » ;

- un christianisme démocratique, assumant pleinement, jusque dans la vie des instituions religieuses, la condition moderne de l’autonomie du sujet ;

- un christianisme radicalement critique, enfin, des instrumentalisations contemporaines du religieux et reconnaissant à la raison tous ses droits.

Comment ne pas souscrire à un tel programme qui renoue, à sa manière et dans un contexte renouvelé, avec le rêve d’un « christianisme critique, lyrique et politique »[5 qui marqua les espérances utopiques d’une génération (dont je suis et qui est massivement représentée dans cette salle) il y a bientôt un demi-siècle?

La question que je me pose ce soir (et qui me renvoie, rétrospectivement, à ce qui fut d’une certaine manière l’impasse de cette utopie plus ancienne) est de savoir si ce programme peut contribuer à lui seul, autrement qu’en écrivant des livres ou en suscitant des débats d’idées, à relancer la capacité du christianisme à inventer concrètement une alternative au monde tel qu’il va. Une alternative qui ne serait pas indexée au préalable sur la « foi » professée par ceux qui la portent, mais mise en œuvre comme une pratique, comme une « forme de vie ». Entendez-moi bien : je ne dis pas, en soulevant cette question, que le travail intellectuel et la discussion ne servent à rien ! Ils sont plus que jamais indispensables, et c’est leur pauvreté dans les enceintes des Eglises qui m’afflige au contraire, par dessus tout. Mais je m’interroge en même temps sur la capacité que nous avons de faire contribuer concrètement ce travail critique collectif (qui me concerne personnellement, autant qu’il vous concerne) à la mise en œuvre de ce que Christoph Theobald a désigné comme le « tournant stylistique » du christianisme : un christianisme qui ne décline plus une vérité préalablement proclamée dans des comportements et des exigences morales ou politiques, mais un christianisme qui se construit d’emblée, dans la trame ordinaire du quotidien, comme une manière d’habiter le monde6.

Pour éclairer l’importance que j’accorde à ce déplacement de perspective, il convient que je dise quelques mots du travail strictement sociologique qui vient de m’occuper pendant cinq ans. Il se trouve en effet que je sors d’une longue plongée d’étude dans le passé contemporain (depuis les restaurations du XIXe siècle) et le présent actuel du monachisme bénédictin et cistercien en France. Mon objectif, en m’attachant aux mutations de ce monde monastique, était d’en traiter comme d’un observatoire privilégié de la confrontation entre trois régimes du temps, qu’il importe de tenir distincts pour pouvoir les faire jouer entre eux : le temps de la société où vivent les moines en premier lieu ; le temps de l’Eglise, qui est le temps de l’institution ensuite ; le temps du Royaume enfin, qui est l’horizon utopique de la vie monastique. Je me suis efforcée d’identifier en sociologue, dans la séquence historique que j’avais retenue, les différentes configurations typiques de l’articulation entre ces trois temporalités, articulation qui définit, dans un moment historique donné, le rapport du monachisme, mais plus largement du christianisme, au monde. Je ne ferai référence ici qu’à la dernière de ces configurations : celle qui, après le rêve restaurateur du XIXe et après la révolution œcuménique du XXe siècle, a ouvert au sein du monachisme (non dans tous les lieux, mais dans beaucoup d’entre eux) une interrogation radicale sur la survie même de cette forme de vie retirée du monde dans le monde tel qu’il est. Cette question de la survie prend, chez les moines, un tour extrêmement concret, du fait de la décrue drastique des vocations. Mais au-delà se trouve posée, de façon très radicale, la question de la pertinence même de cette forme de vie dans l’environnement social et culturel qui est le nôtre aujourd’hui. Certaines communautés répondent à ce défi en resserrant les boulons dogmatiques et en affichant un modèle dit « traditionnel » de virtuosité chrétienne, dont l’immuabilité supposée (au demeurant largement réinventée) atteste, selon elles, d’une « vérité chrétienne » imperméable à l’histoire : dans le contexte du scénario que j’évoquais tout à l’heure, ces monastères remportent d’ailleurs un certain succès. Mais la plupart des communautés sont engagées dans une direction toute différente : assumant complètement la fragilité (démographique, mais aussi culturelle et symbolique) de leur situation présente, elles s’emploient à mettre en œuvre, sans phrases ni anathèmes, une manière d’incarner au quotidien un « art de vivre » chrétien dans un monde lui-même postchrétien.

L’enjeu n’est pas celui d’une contre-culture chrétienne à faire valoir en face de ce monde et contre lui. Il est celui du témoignage modeste – ce qui ne signifie pas qu’il soit moins radical – de l’endossement personnel et communautaire de cette précarité même, comme forme de vie dans le monde. La précarité n’est pas d’abord celle de l’institution monastique, même si l’avenir de celle-ci est rien moins qu’assuré. Elle est celle du christianisme lui-même. Et si la voie proposée par les moines se réalise concrètement selon la vocation qui leur est propre (celle de la « solitude en communauté »), elle met en œuvre un « style chrétien » qui peut concerner tous ceux qui se rapportent personnellement à ce christianisme, quoi qu’il en soit – ai-je envie d’ajouter – de l’acte de foi formel qu’ils sont capables (et disposés) à poser. Car précisément, ce style chrétien ne se donne pas comme l’expression pratique, la déclinaison dans la vie d’un contenu substantif du croire, d’une vérité posée en amont et en surplomb de la vie elle-même : il s’identifie entièrement dans le geste qu’il pose dans le monde et qui invite le monde lui-même à advenir autrement.

A travers mes explorations monastiques, trois traits fondamentaux se sont imposés à moi comme pouvant définir cette « configuration stylistique » du christianisme. Je la dirai écologique, hospitalière et liturgique.

- Ecologique d’abord, en ce qu’elle concerne, au sens le plus large, l’alliance qui lie les humains à l’ensemble de leur environnement non humain et naturel : refonder cette alliance, bien au delà des politiques de défense, de sauvegarde et de protection, dont tout un chacun mesure aujourd’hui l’urgence, est la condition élémentaire de la proposition d’une autre façon d’habiter le monde, gagée sur une éthique renouvelée (non punitive ou disciplinaire) de la frugalité.

- Hospitalière ensuite, en ce que l’hospitalité – sous ses deux formes : celle qui accompagne personnellement celui qui dit son nom et crée un pacte réciproque entre l’hôte qui reçoit et l’hôte qui est reçu, et celle qui s’ouvre inconditionnellement, avec tous les risques que cela comporte, à celui qui tait son nom – est le paradigme du lien social dans lequel l’autre est reconnu comme soi-même.

- Liturgique enfin, dans la mesure où la liturgie est le lieu et le moment dans lequel s’explicite, dans la célébration collective, cette articulation spécifique des régimes du temps, dont je soulignais, en évoquant il y a un instant mon « chantier monastique », qu’elle construisait le rapport du christianisme au monde.

Un christianisme libre, démocratique et critique, dit le mouvement Pertinence : les trois termes font système. Il va de soi qu’en évoquant un autre dispositif faisant système – celui d’un christianisme écologique, hospitalier et liturgique –, je ne suggère pas l’opposition du premier au second. L’un et l’autre s’accordent et convergent, à l’horizon d’un christianisme pensé à la fois comme mode de croire et comme forme de vie. Une utopie que je ne peux m’empêcher de placer sous le signe de ce « monastère invisible » qui figurait, selon l’abbé Couturier, grand pionnier de l’œcuménisme, l’Eglise réconciliée.


1 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.

2 Emmanuel Kant, Qu’est ce que les Lumières ? (1784).

3 Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.

4 Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.

5 Mot d’ordre qui fit florès – dans le sillage notamment de l’expérience menée à Boquen autour de Bernard Besret – dans les courants et communautés chrétiennes inscrites dans la mouvance utopique et anti-institutionnelle des années 1968-72 en France.

6 Christoph Theobald, Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, Paris, Cerf, 2 vol., 2007 et 2008.