UNE REALITE SUR LAQUELLE DECLINER L’AXE D’INTERROGATION

Droit national suisse contre droit international des droits de l’homme. Une option constructive ou un risque inconsidéré ?

A propos de l’initiative de l’Union Démocratique du Centre (UDC) « Le droit suisse au lieu des juges étrangers » (lancée en août 2014)

Jean-Luc Blondel (*) – 03.05.2016

  1. “L’aptitude de l’être humain à la justice rend la démocratie possible; son inclination à l’injustice rend la démocratie nécessaire.” 1 Appliquée au monde des Etats, cette observation perspicace de Reinhold Niebuhr pourrait se formuler ainsi : la capacité (et la volonté) des êtres humains de formuler des règles de vie inscrites dans des lois permet une construction juridique facilitant la vie commune; leur tendance, individuelle et collective, à s’éloigner du droit (son non-respect) ainsi élaboré rend nécessaire des mécanismes partagés de contrôle et de sanction. La création du droit international, même s’il a bénéficié à l’époque moderne d’importants apports personnels (Grotius, Vattel, etc.) est une œuvre démocratique, dans le sens où il a fait travailler ensemble nombre d’Etats, de groupes d’individus et d’associations. Parallèlement, les mécanismes de contrôle supranationaux (conventions internationales, cours et tribunaux, ad hoc ou permanents) sont également le fruit d’efforts collectifs, où la majorité (voire parfois un large consensus) a vu ses efforts couronnés de succès. La Suisse a souvent contribué de manière dynamique à ces constructions juridiques. 2
     
  2. Le droit international public, dont les sources sont multiples,3 est à la fois l’expression de la souveraineté des Etats et la garantie de leur égalité dans l’exercice de ce droit et des obligations (et libertés) qu’il octroie. La contra‡diction possible entre l’exercice de la souveraineté (prendre un engagement librement) et la limitation de cette même souveraineté (par les obligations découlant de l’engagement pris) n’en est pas véritablement une. Toute obligation entraîne également une faculté d’agir : suivant les circonstances, le droit des autres à mon égard pourra devenir mon exigence de justice envers les autres. Cette réciprocité est la marque de l’égalité entre contractants et donne à une communauté, nationale et internationale, la sécurité juridique lui permettant de construire et d’assurer le bien-être de ceux qui la constituent. Bien entendu, nous n’avons pas la naïveté de croire que seules les règles juridiques façonnent un pays ou la communauté internationale. Le droit lui-même - ou son application - n’échappe pas aux rapports de force (militaire, économique, etc.). Il représente néanmoins l’expression d’un bien commun supérieur à la seule défense des intérêts individuels, ou des rapports de force, justement. Il n’y a au demeurant aucune contradiction inévitable entre le droit national et le droit international : chaque Etat estime utile et bénéfique de s’engager dans des relations contractuelles avec d’autres Etats, car il entend obtenir par là une meilleure reconnaissance de ses intérêts.
     
  3. Il y aurait par contre un grave danger à vouloir faire primer le droit national (suisse) sur le droit international, et tout particulièrement pour un Etat sans puissance militaire ni prépondérance économique. Tout comme au plan national ou dans les relations entre individus, le « petit » a plus besoin du droit que le « fort. »4  Ce qui vaut aussi, par exemple, pour la Suisse, car le principe que nous nous donnons sera aussi celui que les autres appliqueront dans leur relations avec nous. Ainsi les autres Etats pourraient, eux aussi, dans leurs relations avec la Suisse, appliquer ce même principe, à savoir, en fin de compte, donner la primauté à leurs propres intérêts. 5 La Suisse ne peut que sortir perdante d’un tel scenario :
    • ce serait renoncer au principe d’égalité dans l’exercice de la souveraineté, puisque nous déclarerions implicitement aux autres Etats : moi d’abord ! La réciprocité, concept positif, se transformerait alors en son inverse négatif : les représailles, ou simplement la même attitude du ‘moi d’abord’, mes intérêts au lieu d’un bien le plus commun possible ;
    • la Suisse, petit pays, n’a pas les moyens de défendre, seule, ses droits. Paradoxalement, la préservation de ses intérêts passerait alors par... une alliance avec des Etats, ou un ensemble d’Etats (par ex. l’OTAN) forts !

     
  4. Qu’en est-il du choix politique et du droit de la neutralité ? Il convient de se garder d’une illusion, ou d’un manque de connaissance du droit international public : ce n’est pas (seulement) la volonté exprimée de la Suisse d’être (rester) neutre qui fonde cette faculté mais sa reconnaissance par les autres Etats. Ce fut le cas en 1815 à la Conférence (puis dans le Traité) de Vienne, quand la Confédération s’est vue reconnue (pour ne pas dire : octroyée) un statut de pays neutre, qui correspondait, aussi, aux intérêts de ses voisins (et de l’Empire russe !). En d’autres mots : plus que l’auto-proclamation de la neutralité par la Suisse, c’est sa reconnaissance par les autres Etats (via, ici, la Charte des Nations Unies) qui est déterminante. Ainsi, la mise en doute de la valeur première du droit international conduirait aussi à la mise en question de la reconnaissance, par ce même droit, de la neutralité à laquelle la Suisse (avec raison, d’ailleurs) tient tant. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’initiative de l’UDC : la relativisation de l’autorité du droit international public provoquerait un affaiblissement d’un Etat qui, comme la Suisse, ne dispose pas de la puissance (militaire, financière et économique) apte à faire valoir et à garantir ses droits, et à préserver sa neutralité et son indépendance.
     
  5. L’UDC ne cherche certes pas à renoncer à tous les traités internationaux ni ne rêve d’une Suisse sans aucune attache juridique avec les autres Etats. Ce que l’initiative ne dit pas explicitement, mais ce que la propagande de ce parti laisse clairement voir, c’est la Convention européenne des droits de l’homme, et tout particulièrement (les jugements de) la Cour européenne des droits de l’homme (dont le siège est à  Strasbourg) qui est visée ; la Cour de Strasbourg est ainsi dénoncée comme un avatar de ces « juges étrangers » 6 que la Suisse aurait rejetés dans son acte de naissance. Au-delà de l’attitude prétentieuse que laisse entrevoir l’initiative (comme si les tribunaux suisses ne pouvaient pas faire occasionnellement des erreurs d’appréciation ou si une approche nationale serait par essence une meilleure garantie pour les individus), il y a lieu de relever un autre paradoxe : en dénonçant la Convention, la Suisse se priverait d’un instrument qui lui est largement bénéfique, tant pour faire valoir ses convictions que pour faire évoluer son propre droit dans une bonne syntonie avec ses voisins de culture et d’économie.
     
  6. La Suisse, en effet, a depuis quarante ans activement contribué à cette entreprise et a pu bénéficier des impulsions juridiques de « Strasbourg » pour développer son propre doit national, notamment dans le droit de procédure judiciaires (indépendance des tribunaux), de la protection des individus (contre l’emprisonnement arbitraire ; l’humanisation des conditions d’internement) et la protection des mineurs. Dans un proche avenir, la protection de la sphère privée et des données personnelles, dont traitera la Cour, devrait aussi apporter d’utiles éclairages à la Suisse dans ces domaines délicats où aucune « recette » nationale ne prévaut. Certes, tout comme les autres pays, la Suisse peut recevoir de Strasbourg des critiques d’ordre juridique (sur le plan national, ou sur le plan pénal domestique, combien de jugements ne provoquent-ils pas, eux aussi, incompréhension ou déception ?), mais, participant à une œuvre juridique d’importance dans son contexte culturel et juridique (la région Europe), elle peut continuer à lui apporter son expérience, sa sensibilité, une approche inspirée du pluralisme et de la recherche pragmatique de solutions au « vivre ensemble ». La Suisse veut-elle vraiment se priver d’un tel instrument d’influence ?
     
  7. L’initiative de l’UDC part d’un a priori erroné quant à la conception du droit, faisant de la Convention (et d’autres traités, sans doute) une norme rigide et immuable. Ce n’est pas du tout le cas de cet instrument de protection des droits de l’homme : ce droit, à l’instar d’autres corps du droit international (et national) vit du dialogue, des échanges d’opinions juridiques, de la variété des interprétations des diverses instances, des commentaires académiques et de l’analyse des media. Il est bon que la Suisse continue à contribuer à ce mouvement, par la désignation de ses propres juges à la Cour, par la formulation d’opinions lors d’auditions et dans ses plaidoiries.
     
  8. La mise en question de la Convention des droits de l’homme par la Suisse entrainerait également et inévitablement un affaiblissement considérable de son influence dans d’autres domaines qui lui tiennent à cœur, et où elle revendique un leadership moral et juridique, tels le droit international humanitaire (ce n’est pas New York, mais Berne qui est dépositaire des Conventions de Genève), le droit international relatif au contrôle des armements, voire dans des domaines plus politiques où le rôle de médiation ou de bons offices (où l’on cherche, justement, à faire prévaloir le droit sur les rapports de force) de la Suisse et reconnu. La critique de l’UDC à l’endroit des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme cible, à l’instar de son programme politique, les avis et décisions touchant à l’immigration (asile, naturalisations, etc.). Si l’on peut comprendre la dimension émotionnelle, dans la population suisse (et dans d’autres pays) liée à ce dossier, il convient de signaler que, précisément dans ce domaine, il ne peut pas y avoir de politique (uniquement) nationale. Toute « solution » à court terme court le risque d’être... étrangère à la réalité des interactions culturelles et économiques sur le sol européen. Même d’un point de vue égoïste, ou prioritairement attentif à un intérêt national, la participation de la Suisse aux débats et aux décisions sur ce sujet, qui impliquent aussi, occasionnellement, une appréciation juridique de la part de l’instrument européen qu’est la Convention des droits de l’homme, est absolument nécessaire.
     
  9. Quelques observations théologiques et ecclésiologiques s’imposent également ici. L’Eglise, ou les Eglises ont-elles une responsabilité dans la promotion des droits de l’homme et donc, en l’espèce, doivent-elles prendre position contre l’initiative de l’UDC ? Examinons tout d’abord la dimension théologique du droit (international) et des droits de l’homme en particulier. Fidèle à un Dieu qui offre en Jésus-Christ le salut pour le monde entier, suivant l’invitation de l’Evangile à prêter une attention prioritaire à l’autre et à ses besoins, l’Eglise peut difficilement être nationaliste. Les chrétiens ont une fidélité critique à l’endroit du pays qui les abrite ; ils n’ont pas non plus, par principe, à  s’opposer à tout projet, initiative ou droit où « leur » Etat serait l’actif promoteur ou y trouverait un intérêt politique : l’épître aux Romains, à son chapitre 13, si souvent cité, indique une attitude positive de l’Eglise par rapport au pouvoir politique. Cependant, œcuménique et à la recherche - au travers de la diversité des confessions et des structures ecclésiales - d’une unité en Dieu, les Eglises encouragent l’établissement de systèmes politiques, de lois et d’échanges où priment le respect de l’autre (rappelons-nous aussi la connotation biblique positive de l’étranger !) et la paix entre les peuples. Elles s’engagent là avec conviction, mais sans naïveté : dans l’espérance du Royaume, elles restent attentives aux « réalités avant-dernières » (Dietrich Bonhoeffer) que sont la société, les instruments de la justice humaine et la structuration des relations internationales.
     
  10. Dans ce sens, nous pouvons dire que les Eglises sont actives dans la promotion des droits de l’homme (dont l’un de ses droits garantit la liberté de vivre et d’exprimer sa foi !). S’il n’y a pas similitude entre l’Evangile et les droits de l’homme (historiquement, si l’on pense par exemple à la Déclaration des droits de l’homme de la Révolution française, il y avait même une hostilité de circonstance à l’endroit de l’Eglise), il y a certainement entre eux nombre de convergences. L’Evangile, avons-nous dit, rappelle à la reconnaissance des droits du prochain : les droits de l’homme représentent, pour ainsi dire, une manifestation « avant-dernière » de l’amour du prochain (comme soi-même !), une analogie de l’amour de Dieu pour les hommes dans la structuration des sociétés et leurs relations entre elles. L’Eglise a, bien sûr, également l’obligation de réaliser les droits de l’homme en son propre sein (en allant plus loin que les maîtres de la loi – Mathieu 5, 20), elle doit donner – par la mission, la prédication – accès à la Parole (un « droit à la foi », pourrions-nous dire), favoriser l’échange d’opinions et d’interprétations, ainsi que l’égalité dans la participation à la vie de l’Eglise. Nous nous gardons cependant d’identifier le message de l’Evangile, dont l’Eglise est témoin, avec une structure spécifique de la société humaine, mais le respect du droit fait partie des exigences théologiques et éthiques du respect (des droits) de l’autre. Cela vaut pour le droit national comme pour le droit international, le droit international portant en lui la dimension universelle que propose l’Evangile. Inversement, les structures politiques et juridiques des Etats ne doivent pas prétendre incarner une volonté divine. Nous comprenons ainsi l’invocation de Dieu dans le Préambule de la Constitution fédérale suisse comme une indication (une intuition) que le droit ici écrit est lui-même dépassé par une dimension qui lui est supérieure.
     
  11. Quel rôle pour l’Eglise (des Eglises) ici ? Pour les chrétiens au moins, le droit a une finalité que nous avons appelé, à la suite de Bonhoeffer, « avant-dernière » : il cherche à manifester dans les sociétés humaines la justice salvatrice de Dieu. Cela entraîne l’Eglise à s’adresser à l’Etat (dans le sens des autorités publiques et de tous ceux qui proposent un modèle de société). Citons ici Karl Barth : « Elle (la communauté chrétienne) peut et elle doit, en toute franchise et en toute charité, interroger, appeler, inviter et avertir l’Etat, chaque fois qu’il aurait tendance à se dissoudre ou au contraire à s’affirmer trop, chaque fois qu’il aurait tendance à empiéter sur la justice, sur la liberté, chaque fois qu’il voudrait attenter à la souveraineté de Dieu ou au droits de l’homme ou aux deux ensemble. La communauté chrétienne, dans ce sens, est responsable de ce que fait l’Etat et de ce qu’il ne fait pas. » (Une voix Suisse, Labor, Genève, 1944, p. 137)  Cette responsabilité, l’Eglise la porte devant Dieu, en raison même de sa vocation d’être la sentinelle dans la ville (Ezéchiel 33).
     
  12. Nous reprenons maintenant l’interrogation de ces derniers paragraphes relevant de la théologie et de la mission de l’Eglise. Notre réponse :
    • oui, les Eglises peuvent, et doivent, s’engager pour la défense et la promotion des droits de l’homme, en leur sein, et au sein de la société dans laquelle elles vivent, dans le monde ;
    • oui, la dimension universelle doit primer sur toute dimension nationaliste et restreinte. La seule primauté que connaît l’Eglise, c’est celle de Dieu et de son Evangile. Le regard correcteur que des instances internationales, comme des organisations non gouvernementales, portent sur le droit national doit être pris comme un encouragement à progresser dans le respect de la vie et de la dignité de tout citoyen du monde ;
    • oui, les Eglises doivent, en même temps, conserver un regard critique sur la formulation des droits de l’homme et sur la mise en œuvre des traités qui les incarnent, tout en contribuant à leur développement sur les plans régional, national et international ; et
    • oui, tant pour défendre les véritables intérêts de la Suisse que pour répondre, dans la mesure de nos capacités humaines, à l’exigence de justice universelle de Dieu, il faut dire résolument ‘non’ à l’initiative de l’UDC.

Ainsi, que l’on ait une approche « généreuse » et ouverte par principe aux apports du droit international des droits de l’homme (comme l’ont généralement les Églises chrétiennes), ou que l’on adopte une perspective plus attentive aux « intérêts primordiaux du pays », il y a convergence d’avantages à recevoir les apports de la Convention européenne des droits de l’homme (et du droit international public en général) et à participer à son développement et à son application.


1 “Man’s capacity for justice makes democracy possible; but man’s inclination to injustice makes democracy necessary.” Reinhold Niebuhr, The Children of Light and the Children of Darkness, University of Chicago Press, Chicago 1944; rééd. 2011; p. XXXII.

2 Ce à quoi, au demeurant elle s’est engagée : voir en particulier l’article 54.2 de la Constitution fédérale à ce propos.

3 A côté du droit des traités, que vise tout particulièrement l’initiative de l’UDC, il convient de mentionner le droit international général et les principes généraux du droit (jus cogens), le droit coutumier. Plus ou moins codifiés, ces normes énoncent, notamment, l’interdiction pour un Etat d’intervenir dans les affaires propres d’un autre Etat, le droit de jouir des ressources naturelles (qui s’étend à des générations non encore sujets de droit), la protection des personnes et de leur sphère privée, etc.

4 “Entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère.” Lacordaire.

5 Nous avons déjà eu un avant-goût dans les multiples conflits fiscaux ou nombre de négociations d’ordre économique.

6 L’expression est particulièrement déplacée dans ce contexte, car, non seulement des juges et des juristes suisses y travaillent en permanence (et participent à la formulation de jugements à l’adresse d’autres Etats), mais la Cour ne représente aucun Etat, ni aucune entité étrangère : elle est l’émanation d’un accord juridique entre les Parties.

 

(*) Docteur en théologie (Université de Lausanne, 1982). Engagé dans l’action humanitaire internationale 1982-2012 -   jeanlucblondel@icloud.com