Interprétations de la croix

Jean-Denis Kraege

1. Plutôt que de réduire le sens de la croix à l'expiation de nos péchés, on aurait intérêt à interpréter les diverses expressions bibliques qui disent ce sens en termes de libération ou de justification.

2. La libération opérée par le crucifié se dit bibliquement dans divers registres : en termes de causalité historique, dans le vocabulaire cultuel, dans celui du droit pénal et dans celui du doit civil.

2.1 La mort de Jésus est la conséquence de sa prédication libératrice (du péché, de la loi, du temple, des esprits mauvais, des pensées humaines, de l'hypocrisie...) et de son comportement d'homme libre (Luc, Matthieu, I Pierre).

2.2 La mort de Jésus est sacrifice (de soi) pour libérer l'humanité du péché (ex. : Jn 1,29 ; Rm 3,25 ; Hbr 10).

2.3 La croix est libération de la faute que l'innocent prend sur lui (Gal 3,13 ; Col 2,14).

2.4 La croix est rachat de ceux qui sont esclaves des puissances aliénatrices (Mc 10,45).

3. La justification par grâce qui est au cœur de la prédication de Jésus l'a conduit à la croix, laquelle devient le lieu par excellence de cette justification.

3.1 La justification par grâce est au cœur de l'événement Jésus de Nazareth reconnu comme le Christ.

3.1.1 Chez Jean, Jésus est la gracieuse incarnation du verbe de Dieu que le monde ne veut pas reconnaître.

3.1.2 Les synoptiques affirment de multiples façons que Jésus est venu déclarer aux pécheurs qu'ils valent tous infiniment aux yeux de Dieu.

3.1.3 Ce qui lie Paul au Jésus de l'histoire, c'est cette compréhension de soi selon laquelle Dieu fait grâce à tous indépendamment de leurs qualités ou défauts, ce qu'il réinterprète par exemple en affirmant qu'il n'y a plus de séparation entre juif et grec, entre esclave et homme libre, entre homme et femme... (Gal 3,27).

3.2 Quelques éléments des évangiles laissent entendre que Jésus a été conséquent dans sa vie avec son message :

3.2.1 L'épisode de Gethsémani nous dit en particulier que Jésus vivait dans la radicale dépendance de Dieu (« Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » Mc 14,36).

3.2.2 Son autorité découle de cette cohérence de sa vie et de son œuvre (registre de la vérité).

3.3 En annonçant la grâce de Dieu et en vivant grâce à Dieu, Jésus provoquait le scandale.

3.3.1 La justification par grâce entre frontalement en conflit avec le principe de rétribution.

3.3.1.1 Les deux piliers de la religion juive de l'époque (la loi et le temple) peuvent être interprétés en fonction de la rétribution et donc de la volonté de se justifier par ses efforts.

3.3.2 La prétention de dire une parole radicalement nouvelle de la part de Dieu provoque doublement le scandale : le scandale de l'élévation d'un homme de rien qui manifeste des prétentions indues (ex. : Jn 10,33) et le scandale face à l'abaissement d'un Dieu qui aurait choisi un obscur Galiléen pour adresser un message radicalement nouveau à l'humanité (Marc 6,3).

3.4 La croix devient rapidement le lieu – indépendant de la prédication de Jésus – de la justification gratuite qui disqualifie la loi au nom de laquelle Jésus a été condamné.

3.4.1 La loi devient, face à la croix, l'occasion de se justifier soi-même (en particulier par les œuvres de la loi, mais aussi par sa fierté, son orgueil, ...).

3.5 Le scandale de la croix remet fondamentalement en question l'image que les humains se font tant de Dieu (I Cor 1-2) que du monde (Gal 6,14), donc d'eux-mêmes entre Dieu et le monde.

Pour aller plus loin : « Vivre grâce à Dieu, la prédication libératrice de Jésus », Jean-Denis Kraege, Editions du Moulin, 2000.