Fracture et relecture |
Pour l’historien, la mort de Jésus sur la croix représente
le dernier épisode de l’histoire de Jésus. A cet événement
correspond l’effondrement des adeptes qui l’avaient suivi. Il ruine
leurs attentes, il marque l’échec de sa mission à leurs yeux et les
plonge dans un complet désarroi. |
L’événement de Pâques n’est pas un nouvel épisode de
l’histoire de Jésus, il est le premier épisode d’une relecture
croyante de Jésus dans le cercle de ceux qui l’avaient suivi.
L’événement de Pâques n’est pas un événement historique
constatable ; il ne s’offre à nous qu’à travers la proclamation
de ceux qui en ont témoigné – ou de ceux qui ont prolongé ces
témoignages - et il n’est guère reconstituable. Selon leur dire, il
est dû à Dieu et caractérisé par des apparitions de Jésus. |
Ces apparitions ont eu pour effet :
1) |
de changer leur compréhension de Dieu par
rapport à Jésus : Jésus n’était plus un abandonné de Dieu,
mais celui auquel Dieu s’était associé. La vérité de Dieu était
de son côté. Dieu faisait seigneur et roi celui qui avait été
crucifié. |
2) |
de changer leur compréhension de la mort
de Jésus : elle n’équivalait plus à l’échec de sa vie et de sa
mission, mais à leur accomplissement. |
3) |
de changer la compréhension qu’ils
avaient du monde, le procès de Jésus étant emblématique à cet
égard : officialité religieuse, autorités politiques, foules
étaient dans l’aveuglement, le condamné était dans la vérité. |
4) |
de changer la compréhension qu’ils
avaient d’eux-mêmes : si la mort de Jésus n’équivalait plus à son
échec, en revanche elle marquait leur propre échec dans la
compréhension qu’ils avaient de Jésus, de Dieu, d’eux-mêmes et du
monde. |
5) |
de considérer ces changements de
compréhension comme une bonne nouvelle qui les libérait et
renouvelait leur vie. |
6) |
de transformer les fourvoyés qu’ils
étaient en croyants et en témoins. |
|
« Au fond il n’y a eu qu’un seul chrétien, et il est mort
sur la croix. » a pu écrire Nietzsche. [l’Antéchrist,
§ 39]. C’est faux, Nietzsche a fait erreur ; Jésus était
Juif et de religion juive ; il n’était pas chrétien et le
christianisme est né à Pâques avec les apparitions de Jésus et la
foi en lui, renouvelée par les changements de compréhension qu’elles
ont suscitées. |
La foi chrétienne est issue de la proclamation de
l’événement de Pâques. C’est de cet événement qu’attestent les
premières communautés chrétiennes et c’est lui qui les a fait
naître. |
La naissance de la foi chrétienne s’inscrit dans un
mouvement typique de reconnaissance : l’enthousiasme des adeptes de
Jésus a été ruiné par la condamnation et la mise à mort de
Jésus ; ils se retrouvent dans le désarroi et la
désespérance ; au cœur de ce désarroi et de cette désespérance,
ils reçoivent un éclairage nouveau qui les incite à reconnaître leur
échec et à reprendre les choses à la base ; et ils repartent
sur une base corrigée avec une foi renouvelée ; le Jésus qu'ils
croyaient connaître mais qu'en fait ils méconnaissaient est
nouvellement reconnu reconnu par eux et sa mise à mort intégrée dans
cette reconnaissance. Il devient le Christ (le Fils de Dieu, le
Seigneur, etc) et le fondement de leur foi. |
La notion de résurrection est la formulation à laquelle les
premiers témoins ont eu recours très tôt pour exprimer leur foi au
Christ. Ce thème provenait de la vision entretenue par
l’apocalyptique juive à l’endroit des pieux, morts martyrs avant la
fin des temps en raison de leur fidélité à Dieu : un jugement
dernier aura lieu et, en guise de rétribution, Dieu les ressuscitera
pour une vie éternelle. Appliquée à Jésus, le thème de la
résurrection fait entrer l’eschatologie au cœur de l’histoire et la
lie à lui. |
La théologie de la croix de Paul et la composition des
évangiles constituent autant de manières différentes de formuler la
foi en Jésus renouvelée par l’événement de Pâques, donc la foi au
Christ. |
Le discours sur Jésus des premières communautés chrétiennes
vise à partager la la foi au Christ suscitée par l'événement de
Pâques et à reproduire pour l'auditeur les changements de
compréhension qu'il a opérés. Il n'est pas de nature
historiographique, mais kérygmatique : il entend donner lieu à un
mouvement de reconnaissance analogue à celui initié à Pâques. Car
venir au Christ passe par ce mouvement de déconstruction et de
reconstruction. |
La perspective kérygmatique |
Par perspective kérygmatique, il convient d’entendre la
perspective, distincte de la perspective historique, qui relit
l’histoire, la prédication et l’agir de Jésus à partir de Pâques, le
proclame comme le Christ et en fait le fondement de la foi
chrétienne. La perspective kérygmatique se caractérise en ce qu’en
elle, Jésus, l’annonciateur du Royaume de Dieu est maintenant
l’annoncé. |
La conscience d’une distinction à opérer entre perspective
historique et perspective kérygmatique à propos de Jésus est née
dans le cadre de la recherche historique quand elle s’est heurtée
aux résultats de l’école de l’histoire des formes (Formgeschichte)
montrant que les évangiles ne répondent pas à un souci de
connaissance historique, mais de proclamation de la foi pascale.
|
Pour cette proclamation, le discours sur Jésus des premières
communautés chrétiennes recourt de manière créative autant à des
éléments de la vie ou de la prédication de Jésus gardés en mémoire
qu'à des allusions à l'AT, à des légendes ou des symboles. Il est
une construction de la foi au service de la foi. |
Il ne rompt cependant pas avec les éléments de la réalité
historique de Jésus mais il en retient ce qui peut servir à la
reconnaissance du Christ de sa foi. |
Une continuité se laisse appréhender entre le message de
Jésus et la proclamation de la foi pascale : tous deux confrontent à
une existence marquée par l’irruption du règne de Dieu au sein de
l’histoire et par sa grâce accordée aux impies. |
Irréductibilité et complémentarité des perspectives
kérygmatique et historique |
Il est nécessaire de bien distinguer la perspective
historique et la perspective kérygmatique : la première réagit aux
dogmes et aux préjugés et elle vise à partir de sources, de
documents, de vestiges, à reconstituer méthodiquement des faits et à
rendre leurs liens compréhensibles. Toutefois, le Jésus qu’elle
reconstituera n’aura au mieux que le statut d’un Jésus possible en
l’état de l’information. |
La perspective kérygmatique réagit à l’effondrement auquel
la destinée de Jésus a donné lieu ; à partir de la foi pascale,
elle recourt à des matériaux divers - faits historiques, légendes,
créations littéraires, témoignages reçus, citations – dans le but de
faire comprendre à l’auditeur ce qui se joue dans la personne et le
message de Jésus, de manière à ce qu’en lui il entende Dieu lui
parler. (Cf. Martin Luther : « qu’il entende son Dieu lui dire que…
». De la liberté du chrétien, sixièmement) ; elle est née de la
foi et vise la foi. |
La vérité de la perspective kérygmatique sur Jésus ne se
laisse pas prouver par la recherche historique. Jadis, Lessing a
relevé à juste titre que nous étions en présence de deux genres
différents de vérités et qu’entre eux, il y avait un abîme. Dans le
domaine doctrinal, les vérités se donnent comme totalisantes ou
générales, absolues et inconditionnelles. Et dans la mesure où nous
pouvons parler de vérités en histoire, celles-ci ne peuvent être que
sectorielles, relatives et conditionnelles. |
L’historien n’est pas en mesure de réfuter ou de vérifier
que la vérité se soit incarnée dans l’histoire. S’il se donne ce but
par rapport à Jésus, il ne peut que vaticiner et s’abîmer. |
Il y a discontinuité entre les deux perspectives. Néanmoins,
elles ont le point commun de donner lieu, toutes deux, à des
constructions. On ne peut donc les opposer comme réalité et fiction.
Les deux perspectives s’inscrivent l’une et l’autre, avec leur visée
différente, dans la mémoire culturelle de Jésus où elles puisent
leurs matériaux et qu’elles alimentent en retour. Et il doit y avoir
compatibilité existentielle entre ce que la recherche historique
peut reconstituer du message de Jésus et la proclamation de la foi
pascale. |
La personne de Jésus pour le christianisme ne se laisse
approcher que dans un mouvement dialectique entre perspective
historique et perspective kérygmatique. |
Perspective historique et perspective kérygmatique sont
chacune nécessaires et complémentaires pour la foi : sans la
perspective historique, la foi risque de perdre le lien avec son
point d’attache historique et se mettre à inventer n’importe quel
Christ ; et sans la perspective kérygmatique, la foi risque de
n’être plus que l’héritière d’une sagesse ou l’attachement à un
modèle historiquement contingent. |
Perspective historique et perspective kérygmatique ne
doivent pas être confondues : il est trompeur de faire passer pour
historique des données qui sont kérygmatiques comme il est trompeur
de faire passer pour invention de la foi des données qui sont
historiquement fondées. |