LES 3 QUÊTES DU JÉSUS HISTORIQUE

1. Introduction

La christologie répond à la question « Qui est Jésus-Christ pour nous ? » : réflexion d’ordre purement dogmatique à l’origine, elle s’articule aujourd’hui avec une recherche historique qui lui cause bien des problèmes...

La question du Jésus historique est né de l’avènement de la modernité. C’est avec les Lumières, dès le 17ès, que débute une critique rationaliste des affirmations dogmatiques de l’église et que commencent à se mettre au point des procédures scientifiques de l’histoire. Les croyances qui étaient plus ou moins acceptées précédemment sont donc directement attaquées : on récuse le miracle, le surnaturel, et au plan de la christologie la double nature du Christ et tous ses titres. On identifie le rationnel et l’historique, ce qui est non- rationnel est également jugé comme non-historique, c’est-à-dire considéré comme pur phantasme. Nous n’avons qu’à nous souvenir de certains articles mordants du Dictionnaire philosophique de Voltaire.

Entreprise plus créative, aux approches du 19e s, on entreprend de reconstituer un « vrai » Jésus, historiquement pensable. Il s’agit d’arracher Jésus au corset dogmatique dans lequel l’avait emmailloté l’église, (dit D.Marguerat) d’enlever la crasse interprétative dont on avait recouvert Jésus, afin de faire apparaître l’homme réel.

2. La première quête

Le premier auteur à travailler dans cette ligne est Hermann Samuel Reimarus (1694-1768), qui, édité par Lessing en 1778, stupéfie son public en peignant un Jésus, prétendant messianique, qui échoue dramatiquement dans son projet, après avoir mystifié ses disciples et tout son monde par des artifices.

David Strauss (1808-1874), dans sa Vie de Jésus de 1835, présente un Jésus non-divin et considère les évangiles comme un tissu de mythes symbolisant des réalités spirituelles.

Il faut évidemment citer la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1823-1892), qui dès 1863 eut un succès européen, puisqu’en fin de compte on comptera 205 éditions françaises et 216 éditions étrangères de son ouvrage. C’est un écrit littéraire et scientifique en même temps, qui s’inscrit dans une grande Histoire des origines chrétiennes en 7 volumes. Renan s’oppose violemment à tout ce qui est miracle, auquel il donne une explication rationaliste. Il construit Jésus comme un révolutionnaire moral, un idéaliste pacifique qui a institué un royaume de l’esprit d’essence universelle, alors même qu’il attendait fautivement l’arrivée du Royaume de Dieu. Renan écrit : En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature... Il a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin.

Eric Paulus, Ferdinand Christian Baur, William Wrede, à côté d’autres théologiens, ont contribué diversement à ces tentatives visant à reconstruire un Jésus plus réel que celui des évangiles, un Jésus religieux, mais dont les préoccupations sont résolument morales ou éthiques.

A cette quête, Albert Schweizer (1875-1965) va mettre un terme quasi définitif avec son grand-œuvre Von Reimarus zu Wrede. Geschichte der Leben- Jesu-Forschung, édité à Tübingen en 1906. Analysant les vies de Jésus parues avant lui, il met en évidence leur paradoxe : alors qu’elles prétendaient à l’objectivité, il s’avérait qu’elles reflétaient étroitement les idées et le monde de leurs auteurs : un monde libéral, rationaliste, romantique, idéaliste, tourné vers la morale. C’est dire qu’il y avait dans leur travail un vice de méthode : la croyance qu’on pouvait facilement remonter des sources interprétées aux bruta facta, hors interprétation ; qu’il suffisait de faire une sorte d’élagage de tout ce qui résistait à une vue rationnelle. On était dans l’illusion qu’on pouvait être libre de tous présupposés et prétendre facilement à une neutralité scientifique. En construisant un Jésus historique, on imaginait toucher d’emblée le Jésus terrestre, sans écart. Le 19e est bien le siècle du positivisme historique.

La judaïté de Jésus faisait également problème : ces auteurs, afin de sauvegarder la valeur universelle de Jésus, rejettent sur le judaïsme (cf. le « Spätjudentum ») et sur le christianisme tous les éléments dont ils aimeraient « purifier » Jésus. Au contraire, Schweizer, en redécouvrant la dimension eschatologique qui habitait la pensée de Jésus, en montrant un Jésus qui attendant la venue imminente du Royaume (eschatologie conséquente), le ramène au judaïsme, tout en le rendant étranger au monde moderne. Par sa critique, il signifie l’échec de la quête libérale du Jésus historique.

Les résultats de cette quête ne sont pas uniquement négatifs. On s’est attaqué à une question valable en soi : il est pertinent de rechercher une figure de Jésus que la recherche historique puisse vérifier et que les évangiles ne nous donnent pas. Un grand effort exégétique a été suscité. D’autre part, il y avait un sens théologique lié à cette recherche : en vertu de l’incarnation, l’absolu passe par les faits contingents de l’histoire.

3. La pause

C’est la Formegeschichte qui a réellement provoqué l’arrêt de la recherche du Jésus de l’histoire. Cette école postulait que les paroles de Jésus avaient reçu leur forme par les premières communautés chrétiennes en fonction de leur situation et de leur besoins. Il s’agissait d’analyser les textes néotestamentaires selon cette donne, sachant que toute voie continue vers le Jésus terrestre était coupée. Citons aussi la Religionsgeschichtliche Schule, qui présupposait l’existence d’un mythe hellénistique du Sauveur et celle d’une gnose pré-chrétienne.

C’est sur cet arrière-fond que Rudolf Bultmann (1884-1976) opère sa fameuse concentration sur le kérygme de l’église primitive, langage de foi résolument post-pascal, basé essentiellement sur le témoignage de Paul et de Jean. Alors que le but de la 1ère quête était de couper dans le kérygme afin de dégager le Jésus historique, Bultmann prend acte de l’impossibilité de sortir du kérygme pour atteindre le Jésus de l’histoire et se donne pour tâche d’interpréter ce kérygme, proclamation évangélique de la première Eglise : ce sera la démythologisation et l’interprétation existentiale. Dans sa pensée, ce n’est pas l’histoire qui fonde la vérité, mais c’est la foi qui en décide. Ici, l’opposition entre le « Jésus historique » et le « Christ de la foi » prend tout son sens, une distinction qui aurait été inconcevable pour les Pères de l’église et la chrétienté d’avant les Lumières, y compris pour les Réformateurs. Ce qui est décisif c’est le Dass ponctuel de la foi, qui appelle chacun à se laisser déterminer par l’à-venir de Dieu ; tandis que le Was, c’est-à-dire les représentations croyantes sont secondes.

La perspective de Bultmann et de ses disciples (W. Schmithals, S. Schulz, P. Vielhauer, H. Conzelmann, etc) jouit d’une grande audience. Elle rend Jésus au judaïsme sur bien des points, le considère comme un prophète de mouvance eschatologique, mais d’une certaine manière le soustrait au christianisme, qui vit de la créativité de la foi.

4. La deuxième quête

C’est un disciple de Bultmann, Ernst Käsemann (1906-1998), qui,lors d’une conférence à Marbourg en 1953, ouvrit une brèche dans le système. Il fait remarquer qu’à côté du Dass signifié par la croix, la forme narrative des évangiles veut dire quelque chose : elle fait écho non à un événement ponctuel, mais à un déroulement. Käsemann pense qu’il est possible de déterminer dans les évangiles des ipsissima verba de Jésus, ainsi que des actions incontestables, autrement dit de retrouver des points d’ancrage historiques appartenant au Jésus d’avant Pâques. Pour ce faire, il énonce, entre autres critères, un critère de discontinuité : ont des chances d’être historiquement vérifiés des paroles et des actes de Jésus qui se sont heurtés au judaïsme de son temps et qui ont embarrassé la première Eglise. Par exemple, des paroles de pardon et de libération du péché, des contestations sur la pureté ou le sabbat, des exigences radicales concernant le changement de vie, une familiarité étonnante de Jésus avec son Père, des paraboles, des guérisons, des exorcismes, avec une autorité inouïe. Ce n’est donc pas seulement après Pâques, mais déjà avant Pâques que se manifeste une dimension salvatrice. Et, bien que Jésus n’ait admis aucun des titres qui lui ont été attribués après Pâques, il existe chez le Jésus historique un christologie implicite à laquelle le NT fait écho et que les théologiens ont la tâche de rendre explicite.

Beaucoup de théologiens ont travaillé dans l’espace historique et théologique qui a été ouvert : Ernst Fuchs, Günter Bornkamm. Joachim Jeremias, Gerhard Ebeling, Eberhard Jüngel, James Robinson, Michel Bouttier, Etienne Trocmé, Charles Perrot, etc. D’une manière générale, ils privilégient chez Jésus une eschatologie présentiste plutôt qu’apocalyptique, cette dernière perspective étant attribuée aux premiers chrétiens.

La deuxième quête a débloqué le verrou excessif qu’avait posé Bultmann. Il est raisonnable de penser que des traces dans nos sources puissent nous permettre de remonter vers certains aspects du Jésus terrestre. Le jeu dialectique qui articule une christologie explicite à une christologie implicite me semble valable, à condition que cette dernière soit suggérée par une figure de Jésus historiquement bien fondée. Or le principe de discontinuité invoqué par Käsemann a désolidarisé Jésus du judaïsme, après en avoir durci et caricaturé́ les traits, - ce que la 3ème quête mettra en évidence. Ne risque-t-on pas aussi d’avoir deux types de christologies, une christologie pré-pascale et des christologies post-pascales, difficiles à harmoniser ?

5. La troisième quête

Dès les années 1970, la dite 3ème quête se caractérise par l’utilisation de nouveaux documents historiques (écrits de Qumrân, apocryphes, écrits rabbiniques et historiens juifs) permettant de pénétrer plus exactement dans le judaïsme de l’époque de Jésus. On connaît les travaux d’ordre sociologique et psychologique de Gerd Theissen (1943) visant à mieux caractériser les conflits et les besoins sociaux des diverses couches de la population de Palestine. Il est impossible que Jésus n’en soit pas affecté et qu’ils ne déterminent pas pour une part ses positions et sa prédication. D’autres auteurs, pas seulement théologiens, mais historiens, sociologues, économistes, également des auteurs juifs (J. Klausner, déjà, David Flüsser, Geza Vermes), ont donné un tableau de l’étonnante diversité du judaïsme de l’époque, dans laquelle Jésus s’insère nécessairement. On assiste donc à une rejudaïsation de Jésus, avec la mise en évidence de tous les liens qui peuvent le rattacher à la culture ambiante et à telle ou telle mouvance. D’autre part, les théologiens utilisent intensivement la source Q, qui est censée correspondre au vade- mecum des premiers missionnaires chrétiens itinérants, ainsi que la littérature apocryphe.

La surprise, quand on considère cette recherche,vient de son résultat très diversifié. Les savants juifs s’entendent à démontrer que Jésus était 100 % juif, si bien que la christologie chrétienne opérerait une sorte de placage artificiel sur sa personne. Parmi les théologiens chrétiens, un savant comme Ed P. Sanders ne veut distinguer Jésus d’un rabbi pharisien que par le pardon inconditionnel qu’il prodigue, et par son opposition violente à l’institution du Temple. Mais il adhérait fondamentalement à la Loi. « Entre le Jésus prophète de la restauration d’Israël selon Ed P. Sanders, Jésus l’initié charismatique de Marcus Borg, le rabbi pharisien de David Flüsser, le guérisseur populaire de Géza Vermes, le philosophe itinérant cynique de F. Gerald Downing et John Dominic Crossan, le réformateur social de Gerd Theissen ou le révolutionnaire pacifique de Richard Horsley, quel lien commun ? » écrit Daniel Marguerat. La judaïté de Jésus, sans doute. Mais avec de telles différences que l’on peut se demander si la 3ème quête n’est pas retombée, en dépit de ses précautions méthodologiques, dans les a-priori subjectifs de la première quête. Le danger de l’insertion de Jésus dans les cadres juifs est d’effacer sa singularité.

Que faire de ce kaléidoscope d’images du Jésus historique ? D’abord, ne pas renoncer à poursuivre la recherche historique ; mais aussi reconnaître que cette démarche ne peut pas aboutir à la vraie figure terrestre de Jésus, car elle dépend nécessairement des jugements conditionnés que posent les historiens sur leurs sources. Leur démarche est circulaire. On peut espérer cependant une certaine convergence de ces images.

C’est arrivés à ce point qu’il s’agit pour nous de distinguer la particularité d’une démarche théologique kérygmatique. Elle a été initiée par les premiers chrétiens et se reflète dans les écrits de Paul et dans les évangiles : elle consiste à recueillir la mémoire de l’activité et du destin de Jésus de Nazareth, de la relire et de l’interpréter à partir de l’événement pascal, en fonction de l’espace symbolique qu’elle ouvre elle-même. La christologie, plus particulièrement, a pour tâche de signifier que Jésus, le Christ, continue d’habiter et d’animer cet espace et comment il aide les chrétiens à le rendre pertinent dans le monde.

René Blanchet, 23.10.2017