Une réalité sur laquelle décliner l'axe d'interrogation:

La pluralité

Pierre Gisel

Introduction

Je dis ici pluralité, alors qu’on aurait pu ou qu’on pourrait dire pluralisme. Je préfère pluralité, qui marque plus une donnée de fait, et que je prends alors comme occasion d’advenirs (advenirs de l’humain), pluralisme signalant plutôt sanction donnée à la pluralité (le -isme l’entend) avec le risque d’en rester là (d’en rester à la diversité et à une juxtaposition, heureuse en elle-même et pour elle-même).

Pour la discussion et le traitement du thème, il convient de distinguer : 1) une pluralité interne à la voie qu’est le christianisme, 2) la pluralité des voies religieuses ou des manières d’être humain dans le monde, 3) une pluralité liée au fait même du monde, ouvrant ecclésiologiquement et pastoralement sur ce qu’il est convenu d’appeler le « multitudinisme » avec, à l’arrière-plan, plus qu’un motif d’adaptation missionnaire ou stratégique (se faire « tout à tous ») : est en cause la validation de l’autre comme tel, ou dans son droit comme autre (on touche ici au meilleur de la démocratie et au meilleur des droits de l’homme, étant entendu que tant démocratie que droits de l’homme peuvent aussi présenter ou entraîner du négatif).

1. D’une pluralité interne à la voie chrétienne

1.1. En christianisme se donne une pluralité de récits et de constructions. Ainsi quatre évangiles, et « selon » Matthieu, Marc, Luc ou Jean. A quoi s’ajoutent la différence entre les évangiles et Paul (sans compter qu’il y a le Paul des épîtres et celui des Actes), ou encore avec l’apocalypse. Autres exemples, pris dans le déploiement ultérieur de l’histoire chrétienne : des franciscains et des dominicains qui, à la fin du Moyen Age, construisent des théologies complètement divergentes, ou Luther et Calvin qui proposent des christologies en tous points opposées.

Il y a donc, en synchronie, des manières différentes de répondre de l’évangile ou de la vérité. C’est là une pluralité non dépassable. Non seulement de fait (pour les évangiles : on n’aurait pas les moyens de remonter en amont des témoignages, et pour les constructions théologiques : on échouerait à accéder un essentiel commun), mais de droit, en lien avec, justement, ce qu’est ici la forme ou le type de vérité.

1.2. Outre les différences données en synchronie, le christianisme est traversé de différences selon la diachronie : le christianisme de l’Antiquité tardive, du Moyen Age, des Temps modernes ou d’aujourd’hui n’est pas le même, les différences étant même le plus souvent bien plus importantes que ce qu’imaginent les croyants ou que ce que mettent en avant la plupart des théologiens.

Se greffent là-dessus des différences confessionnelles, enracinées dans des cultures (les traditions byzantines et latines) ou liées à des manières différentes de répondre de changements qui affectent chacun (au XVIe siècle, les Réformes protestante dite magistérielle, radicale et catholique), à quoi s’ajoute du christianisme chinois, africain, latino-américains, etc.

1.3. Il y a enfin une pluralité de choix dans la manière de répondre de l’évangile et de la vérité, et qui obligent à se situer. Pour exemples : l’Inquisition et François d’Assise, les Deutsche Christen assumant la révolution nationale en marche et l’entrée en dissidence que cristallise l’Eglise confessante.

1.4. En tout cela, le christianisme ne s’est en principe pas présenté comme en appelant à une origine donnée une fois pour toutes et isolable, faisant radicalement « nouveauté », du coup liée à un « Dieu étranger » au monde (c’est le vocabulaire de Marcion). Il s’est au contraire inscrit dans une histoire et un donné préalables, humains (les récits et symbolisations d’un Ancien Testament d’une part, le réel de la création de l’autre), en proposant une prise en charge interne (fût-elle subversive, et en tout cas transformante) et selon un geste qui est toujours à reprendre à neuf en fonction de ce qui arrive et se donne, au présent, avec ses défis, ses promesses possibles et ses risques.

1.5. Rappelons enfin, et c’est décisif, qu’en christianisme, le texte de référence (cristallisant une mémoire), la Bible chrétienne, n’est pas d’un seul tenant, mais fait d’un Ancien et d’un Nouveau Testament, tous deux canonisés et sanctionnés dans leur différence. Le christianisme est dès lors traversé d’un travail de lectures, de type allégorique pour commencer, ou d’une dialectique entre un ancien et un nouveau justement. Et c’est sur cette donne et la prolongeant (parce que le nouveau texte ne s’est pas substitué à l’ancien) que se construit, chez les Pères et au Moyen Age, une théorie des quatre sens, pour habiter une Ecriture non « claire » – non univoque, mais relevant du « signe » – en en traversant l’épaisseur et les polyphonies pour aller plus loin que ce qu’elle cristallise : aller vers ou étant habité par une vérité de Dieu foncièrement autre que les objets du monde et ce, au gré d’un cheminement.

1.6. Il y a ici à repenser ce qu’est la tradition dont on va se réclamer : ni répétition d’une vérité toujours même, scandée d’infidélités à corriger, ni déploiement ou approfondissement en vue d’un sens « plénier » toujours plus authentiquement habité, mais la construction d’une continuité par-delà des discontinuités effectives, et en riposte à ces discontinuités et à l’écoulement du temps. Cette construction relève d’un ordre et d’une opération spécifiques, de fait commandés par une question d’identité, identité de soi (le sujet croyant) et identité de ce à quoi on se réfère (la christianité), une identité qui n’est justement déterminée ni par une vérité circonscrite, ni par l’appartenance à un corps social.

1.7. Au total et en résumé, il y a pluralité incontournable, et même commandée, parce que le christianisme ne connaît de vérité qu’incarnée, en situation de vies, toujours singulières, et de cultures, toujours particulières. La figure centrale qu’est Jésus manifeste l’évangile au gré de rencontres diverses et en fonction d’un discernement porté sur ce qui « tient » la personne rencontrée, sachant qu’à telle personne il est requis, « devant Dieu », de dire telle chose et à telle autre personne justement pas. Et quand ce Jésus parle, c’est moins pour asseoir des affirmations que pour mettre en paraboles le monde et l’humain.

Des symbolisations, des ritualités, des prédications et des formes institutionnelles qui ne correspondent pas à la teneur de cette scène originelle trahissent ce qui y est à l’œuvre et y travaille, fût-ce avec les meilleures intentions.

2. De la pluralité des voies religieuses ou des manières d’être humain dans le monde

2.1. Dans le monde, la société et l’histoire humaine, se déploie une pluralité de voies religieuses ou de manières de donner forme à l’humain : des voies religieuses, juive, chrétienne, musulmane, bouddhiste et autre, ou non religieuses, laïques (pouvant aujourd’hui viser équilibres de vie sur fond de sagesse à retrouver) ou résolument athées (pouvant dénoncer les illusions et méfaits d’une croyance religieuse, tout particulièrement une croyance en un Dieu).

Cette donne ressortit au pluriel de la création ou, dit en vocabulaire juif, des « nations ».

2.2. Le christianisme n’a pas vocation – même s’il en a eu, peut en avoir à nouveau ou en a de façon récurrente la tentation – à proposer et à penser sa voie propre sur mode exclusiviste, récusant les autres et défendant la sienne. C’est qu’il ne vit pas d’une vérité circonscrite, hors de laquelle il n’y aurait « pas de salut ».

Adopter une position exclusiviste contredirait le statut et le type de vérité dont le christianisme entend témoigner ou à laquelle il renvoie ; cette vérité n’est en effet jamais isolable, mais passe constitutivement par la pluralité qu’indique le pt 1 ci-dessus, parce qu’elle est foncièrement en lien à un Dieu d’un autre ordre que celui des objets du monde et ne se présente pas non plus au titre d’une idée – en l’occurrence bonne – sur le marché d’idées se tenant de fait sur le même plan et dès lors en concurrence.

2.3. Le christianisme n’a pas non plus vocation à proposer et à penser sa voie propre sur mode inclusiviste : les autres voies seraient empruntées pas des « chrétiens anonymes », ou : le Christ « récapitule » (englobe ? et alors, pour partie ou plus ?) les divers chemins de vie de l’humanité. Même si cette posture est plus accueillante que la précédente, elle n’est pas celle d’une reconnaissance de l’autre – l’autre humain et l’autre croyant, ainsi que l’autre voie de mise en forme ou en scène du monde et de l’humain – comme autre, dans sa différence.

2.4. Le christianisme est appelé à penser la pluralité des voies religieuses ou des manières d’être humain dans le monde comme irréductible et, tout bien considéré, comme heureuse, heureuse pour ce qu’il en est de l’advenir de l’humain – de chacun, et dans la société de tous – et heureuse au regard du type de vérité auquel il entend renvoyer. Du coup, le christianisme est appelé à repenser ce qu’il en est de sa particularité, avec ses forces et ses faiblesses, et à récuser un universalisme, qu’il soit posé en surplomb ou comme horizon à viser.

Pour le christianisme, il y a là à reprendre ce qu’il en est de son profil propre, sur fond différencié justement (il est particulier comme est particulier le judaïsme, mais l’est autrement), le défi qui l’attend étant en outre peut-être de devoir assurer une posture qui puisse être singulière et ainsi minoritaire, sans être pour autant de frappe sectaire, que ce soit en forme de contre-société et de contre-culture (version dure) ou simplement au gré d’une adaptation raisonnable à la juxtaposition non interrogée d’un contemporain postmoderne (version soft).

Penser sa particularité, c’est ouvrir un espace où peuvent se dire et se penser, voire se typologiser les constructions religieuses ou autres, analogues, et du coup s’énoncer, voire se réguler des enjeux, en rationalité publique (cela est autre chose que l’allégation de justifications externes, fût-ce pour s’en revendiquer au nom de la tolérance en ces matières). Et cela conduira à ce qu’on puisse parler de vérité, mais en en précisant les statuts et modes en cause, ainsi qu’en esquissant ce qu’entraînent à chaque fois les choix concrètement faits, et à assumer justement ses propres choix et les évaluations que, pour soi, on aura faites.

3. D’une pluralité liée au fait même du monde, ouvrant sur ce qu’il est convenu d’appeler le « multitudinisme »

3.1. Se donne enfin une pluralité qui tient au fait même du monde, un monde que le christianisme n’a pas vocation à résorber ou à intégrer. En perspective chrétienne, le « salut » s’articule à la « création », mais selon un principe hétérogène et transversal, du coup pour un procès autre que celui du maintien du monde (à assurer également, mais en son ordre propre) et autre que celui de la meilleure vie possible en société (une tâche là encore à assurer, mais là aussi en son ordre propre et selon la rationalité qu’il commande).

Sous cette perspective, se prononcer en faveur de ce qu’il est convenu d’appeler le « multitudinisme » ne doit pas être vu comme un compromis ou une adaptation. Cela supposerait en effet, en fin de compte, que le christianisme (l’Eglise) et le monde (le politique, présidant au civil) représenteraient deux espaces sur le même plan, du même ordre et aux mêmes finalités.

Ce qu’il en est de ces différences d’ordres et de finalités est assurément à reprendre, ce qui conduira à repréciser et penser la tâche propre de l’Eglise.

3.2. Le monde excède ce que l’humain peut s’en approprier ou ce qu’il peut en domestiquer. Il reste ainsi extérieur, et lieu de provocation, dont chacun répond pour lui-même et à sa manière. C’est parce que le monde est ainsi marque d’excès, pour l’humain, qu’il est non seulement fait de multiplicités et de démesure non réductibles à quelque unité que ce soit, mais qu’il se trouve traversé de gestes singuliers, de trajectoires diverses, de cultures particulières. En ce sens, on retrouve ici ce qui nous a retenus en pt 2, mais maintenant sous l’angle du tiers qu’est – par rapport à tout examen ou à toute confrontation de voies religieuses ou de manières de donner forme à l’humain – le monde, donc le civil et le politique, ainsi que les savoirs et les usages qui en répondent, des savoirs et des usages qui ont à être reconnus, fût-ce pour en discuter, critiquement par hypothèse, mais alors au plan de ce qui fait leur rationalité propre, procédures incluses.

3.3. Ici, la différence entre le monde, en ses déploiements propres, et le religieux, en sa diversité, est irréductible et sera pensée positivement. Avec ce qu’il est convenu d’appeler le « multitudinisme », on tiendra qu’on a affaire à une disposition de fond, qui provoque à être et à être en vérité : une provocation qui recèle vocation, celle d’être soi, humainement. Ne pas reconnaître, valider et s’articuler au tiers qu’est le monde conduit ainsi non seulement à une non-reconnaissance de l’autre, mais à une annihilation du procès même d’existence auquel chacun est appelé.

Remarque adventice finale

Sur chacun des points évoqués se tient à mon sens un champ de questions à clarifier spécifiquement avec la mouvance évangélique, surtout en certaines des formes auxquelles elle a donné lieu sur sol étasunien contemporain. Mais les points mis en avant ont leur valeur pour eux-mêmes et sont en outre à mon sens, le plus souvent, peu clarifiés ou lourds d’équivoques non conscientes au cœur même des manières qu’ont aujourd’hui les Eglises de se comprendre et de comprendre leur rapport au monde. En ce sens, elles méritent bien d’être travaillées et discutées !

J’ajoute que la discussion sur la thématique constitutionnelle vaudoise de la « reconnaissance » de « communautés religieuses d’intérêt public » relance ces débats et, pour ce qui concerne le christianisme, plus que nos Eglises ne l’avaient peut-être soupçonné ou ne le soupçonnent.