Mouvement PERTINENCE
Synthèse des discussions menées
le 5 octobre 2016 au Sycomore,
Lausanne, où l’on a débattu du thème
Les traditions, entre vérité et pluralité
ou : Qu’est-ce qu’une tradition et de quoi
répond-t-elle ?
La thématique de cette troisième soirée organisée par le
mouvement Pertinence en 2016 a été introduite par la publication
anticipée, sur le site du mouvement Pertinence, de deux textes,
rédigés par Jean-Denis Kraege (théologien et pasteur) et Jean-Marc
Tétaz (théologien et philosophe), tous deux membres du comité de
Pertinence. Reconnaissant chacun la diversité des traditions et
portant un regard attentif, en christianisme, aux textes bibliques,
eux-mêmes pluriels, les deux préopinants proposent des approches
différentes sur la fonction de la tradition et du canon biblique.
Lors d’un premier échange les participants à la soirée
relèvent un certain nombre de questions ou ouvertures à la
réflexion :
- le pluralisme des traditions chrétiennes est
issu du pluralisme même de ses sources : Nouveau et Ancien
Testaments, quatre évangiles, réinterprétations constates au sein
même des écrits testamentaires, comme une sorte de commentaire et,
pour une part, développement d’écrits antérieurs ;
- il y a, en christianisme, des variantes du
canon selon les confessions, et sa fixation est
relativement tardive par rapport à l’évènement christique
fondateur ;
- il est clairement relevé qu’on ne peut pas
parler d’une seule tradition en christianisme, mais qu’il faut
prendre compte tant de la diversité que du statut des diverses
traditions : le catholicisme attache plus d’importance à la
force de sa tradition, sanctionnée à de multiples reprises par un
magistère fort, alors que les protestantismes proposent une large
diversité ;
- l’orthodoxie est présentée par un des
participants comme intégrant dans la tradition le rituel, la
liturgie, les décisions des conciles, etc., se construisant et
évoluant sans cesse ;
- même si, en protestantisme, l’appropriation
spirituelle personnelle est valorisée, ou si un ministre
(prédicateur) de la Parole doit conserver une liberté
d’interprétation, la reconnaissance de la diversité, positive, des
traditions ne peut pas faire l’impasse sur la nécessité d’une
certaine unité doctrinale, d’un accord en sein d’une communauté et
entre les individus qui la composent. Quel serait, alors, le
« noyau » des convictions communes et transmises ?
Les préopinants, en réagissant aux premières
interpellations, précisent tel ou tel élément de leur réflexion. J.-D.
Kraege, sans exclure les autres éléments des traditions chrétiennes
(par exemple les deux sacrements du baptême et de l’eucharistie, qui
contribuent fortement à l’identité de certaines communautés), se
concentre sur le « sola scriptura » mis en exergue par la
Réforme. La question de la vérité est une question existentielle,
fondamentale : celle de la cohérence de nos vies. Pour la foi
chrétienne l’accès à la vérité au travers des textes bibliques est
fondamental. Je n’ai pas d’accès direct ni immédiat à la source du
sens, à l’Absolu (Dieu), mais je dois passer par la médiation de ces
textes, qui me renvoient à la médiation de celui qui est la vérité
de ma vie : Jésus de Nazareth. Pour avoir accès à cette vérité,
si je ne veux ni me soumettre au seul magistère ni me confier en ma
seule subjectivité, ni encore faire de manière idolâtre du texte la
parole de Dieu, je dois chercher dans un ensemble de textes une
cohérence : établir un « canon dans le canon » qui,
interprété et approprié, répond au mieux à mes questions
existentielles (vérité, justification, liberté).
J.-M. Tétaz rejette quant à lui l’idée d’un « canon
dans le canon » personnel. Le canon, en effet, représente un
choix institutionnel, antérieur à ma propre sélection. Les Ecritures
(A.T. et N.T.) représentent un assemblage très complexe, que le
canon aide à structurer. Les textes, ou les faits qu’ils rapportent,
demandent interprétation. D’une certaine manière, c’est parce qu’ils
font sens que les faits (transmis dans des textes) sont vus comme
fondateurs et qu’ils ont été choisis comme tels.
Chaque texte offre une proposition de sens, ouvre à un monde de sens
(ou un monde qui fait sens). Lire un texte (pas seulement biblique,
d’ailleurs), c’est lui accorder qu’il y quelque chose à (me) dire,
qu’il porte en lui un élément de vérité (la vérité étant tout
élément à propos duquel on peut à juste titre argumenter). La tâche
de la lecture (ou, dans un sens similaire, la prédication) est
l’entreprise de comprendre ce que le texte indique ; il peut
s’agir d’un processus lent et patient de découverte progressive
(rarement une immédiateté du texte !). La multiplicité des
textes induit une multiplicité de possibilités) de sens.
[A noter que le canon -biblique ici- fixe une barrière
symbolique : dès sa fixation, il n’y a plus de réécriture, mais
seulement commentaire, prolongation créative dans l’interprétation
et l’appropriation. Au contraire du mythe qui, lui, peut être sans
cesse modifié, réécrit, voire inventé de toutes pièces.]
Dans un troisième temps, P. Gisel esquisse les points
d’accord et de différence entre les approches proposées par les deux
préopinants. Les points communs :
- chacun part de la réalité de textes,
moment central en christianisme (il y a des formes religieuses qui
ignorent un tel moment), même si elle n’est pas exclusive d’autres
données (il y a du rite, de la liturgie, d’autres choses encore),
et chacun renvoie au phénomène historique de canonisation ;
- chacun part de la pluralité interne au
canon textuel, biblique (quatre évangiles, les évangiles et Paul,
etc., à quoi s’ajoute la dualité d’un Ancien et d’un Nouveau
Testaments, tous deux canonisés au même titre
dans la Bible chrétienne, tout en n’étant pas suturés dans un texte
d’un seul tenant comme il en est du Coran qui, pour ce faire,
réécrit les histoires de la Bible juive) et chacun pose la question
de la cohérence, notamment au plan de la lecture.
- chacun tient que les textes, ne sont pas
en tant que tels, identiques à la vérité ; sur cet
arrière-fond, on constate néanmoins une première différence, J.-D.
Kraege renvoyant à un « amont » du texte (Jésus de
Nazareth), J.-M. Tétaz au monde qu’ouvre le texte.
Les différences majeures :
- dans la perspective de J.-D. Kraege, une
tradition est reconnue et sanctionnée comme lieu d’accès à
ce qui la précède et la fonde (d’où la question, alors importante,
de la « proximité » à l’endroit d’un « événement
fondateur ») ;
- dans la perspective de J.-M. Tétaz, la
tradition est aussi sanctionnée, mais J.-M. Tétaz en radicalise le
fait en ce qu’elle n’est pas tant lieu d’accès à ce qui se tient
derrière que lieu dans lequel on est est installé et où peut se
nouer la vérité.
Il convient de noter que chacune des positions a ses
forces et ses faiblesses :
- la perspective de J.-D. Kraege peut receler une
force de mobilisation en permettant à l’Eglise d’avoir un profil
plus assuré, dans sa différence à l’endroit de la société. Une
extériorité au monde est soulignée, ouvrant interpellation ;
inversement, les médiations et le travail à leur propos seront
moins valorisés ;
- J.-M. Tétaz inscrit plus délibérément la
tradition qu’est le christianisme dans des réalités
anthropologiques et sociales larges ; le profil propre que
pourra proposer le christianisme relèvera dès lors d’un éventail de
propositions de sens divers, et il s’agira
d’argumenter à ce niveau quant aux forces et à la validité des
propositions chrétiennes avancées ; on sera du coup moins dans
l’interpellation directe que dans l’orientation et
l’appréciation ; la perspective est probablement moins
mobilisatrice, mais elle sanctionne à sa manière que la vérité est
toujours seconde et relève d’un travail qui mobilise les diverses
dimensions de l’humain en sa profondeur.
Le débat final, où les préopinant et l’ensemble des
participants échangent sur les thématiques suggérées, fait ressortir
les questions suivantes, pour la plupart restées ouvertes :
- Comment parvient-on à l’ « amont du
texte,» qui fait sens ? Qu’est-ce qui fait que la tradition
chrétienne peut amener à plus de sens que d’autres
traditions ? Pour J.-D. Kraege, la redécouverte de Luther de
la justification par la (seule) grâce (sans rétribution) est le
moment-clé de l’ « avantage comparatif » du
christianisme sur d’autres offres religieuses. C’est dans
l’acceptation libre de la proposition de sens qu’offre Dieu que je
Le découvre et me reconnais comme justifié (dans ce sens
« C’est la foi qui crée Dieu », dit Luther).
- Sommes-nous toujours clairvoyants sur nos choix
implicites dans la recherche du sens ou la sélection de textes
(malgré tout, tentation de privilégier « un canon dans le
canon ») ?
- De même, quant à la
(nécessaire) régulation de la pluralité, comment concilier
l’ouverture, la liberté de choix avec un noyau commun, porteur
d’identité et capable de rassembler ? Il est rappelé ici, par
analogie, que si les traditions porteuses du message évangélique
et, plus généralement, biblique, sont nombreuses, le canon a fixé
certaines limites à cette diversité ; la formation du canon
n’a pas été, d’ailleurs, un choix arbitraire ou subjectif, mais la
cristallisation d’un corpus suite à une lente maturation ecclésiale
et collective où se joue une identité.
- Qu’est ce qui fait qu’une « proposition de
monde » (par ex. les mythes égyptiens) perd son pouvoir
d’inviter à trouver du sens ? La proposition chrétienne ne
peut-elle pas être ressentie aujourd’hui, par nombre de personnes
ou de communautés, de manière similaire, comme
« périmée » ?
- Il n’y a pas d’ « essence du
christianisme ». Chaque époque doit redécouvrir sa réponse.
Même sur la base de traditions reconnues, il faut réinventer les
formules, les lectures des textes et… leur prédication.
- Il est illusoire, voire inapproprié, de parler
de vérité hors du contexte culturel dans lequel ce discours est
articulé. Un doute subsiste : hors du contexte
« judéo-chrétien » occidental, nourris d’une autre
culture, héritages, etc. (par exemple en Inde), aurions-nous le
même discours sur l’Inconditionné ? l’Absolu ?
- Notre conviction, cependant : les textes
bibliques ne se réduisent pas à un contexte culturel ; ils
permettent de répondre à des questions fondamentales quant à
l’existence humaine. Mais il n’y a là ni automatisme ni
immédiateté : chacun doit travailler (et aider l’autre, par
exemple par la prédication) à redécouvrir, reconstruire un sens.
Pas de défaitisme dans ces questions, mais une
invitation à trouver des réponses, de manière également non
traditionnelle, aux interpellations du temps et de l’époque :
osons courageusement réinterpréter le christianisme !
Synthèse 29.10.2016 – JBL